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6o LE COMPARTIMENT DES FUMEURS personne qui craint à chaque seconde que le courage aille lui faire défaut : « Je viens, monsieur, vous demander un service. — ?... —Avez-vous deux napoléons à me prêter? — Moi !... répondis-j e. » Dans la façon dont je lançai ce « moi », il devait y avoir, comme vous le sentez, bien des choses : de la stupéfaction, de l'ironie, une pitié moqueuse, un mépris blessant. La pauvre femme se laissa choir sur l'unique chaise vacante, l'autre étant occupée par ma valise. Ses yeux, gros de pleurs contenus, m'adressaient d'amers reproches pour les insinuations mal déguisées sous ma réponse laconique. Après un court silence : « Sachez d'abord qui je suis, dit-elle. » En même temps, sa main me tendait une carte où je lus, en dessous d'un tortil héraldique : Baronne Ber- gier von Thaler. Je m'inclinai à tout hasard, bien que titre et couronne soient une monnaie assez courante dans le monde de la galanterie; puis, d'un geste, je l'engageai à poursuivre. Elle me fit alors, d'une voix légèrement émue, le récit des circonstances qui la mettaient ainsi à la merci d'un homme, la veille inconnu pour elle. * Née à Londres, elle avait épousé un officier prussien dont la famille, ainsi qu'en témoignait encore le nom, était d'origine française et avait émigré après la révocation de l'édit de Nantes. Son mari était venu en France, en qualité d'attaché d'ambassade; ils se trouvaient ensemble à Vichy, lorsque la rupture des relations diplomatiques le força à regagner l'Allemagne. La baronne avait un enfant, une