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LE COMPARTIMENT DES FUMEURS 57 même avoué depuis qu'il me trouvait de trop à ce moment et que pour un peu il m'eût envoyé coucher à tous les diables. Mais, dès les premiers mots prononcés par lui, la belle voyageuse avait lancé un : « Bon voyage ! Merci, mes- sieurs ! » si net et si tranchant qu'il ne restait qu'à saluer et à prendre congé. Pendant le long moment que dura la délivrance des bagages — opération à laquelle, plus qu'en temps ordinaire, il importait de veiller — Dure! piétinait avec une visible impatience, et, deux ou trois fois, en traversant la cour de la gare, je le surpris, jetant un regard en arrière. Nous atteignons cependant une sorte d'hôtel-cabaret, où l'on se met en devoir de nous servir à souper et où nous trouvons quelques chambres disponibles. A peine attablés, quel n'est pas notre étonnement de voir entrer la dame de tantôt! « Messieurs, je vous demande pardon, s'écrie-t-elle en entrant. J'ai vainement cherché une voiture pour me conduire à un hôtel en ville, et il m'est impossible de passer la nuit dans cette gare encom- brée de soldats, d'allants et de venants, qui envahissent tout. Je n'ai pas même réussi à trouver un coin pour refaire ma toilette. Et puis, j'ai une faim ! Je n'ai rien pris depuis midi, et il ne reste plus une croûte au buffet. » Elle demande alors une chambre au garçon et revient cinq minutes après, vêtue de la toilette de voyage qu'elle a si prestement quittée en voiture, une délicieuse robe de popeline mauve et grise, le corsage échancré comme on en portait à l'époque, et la rangée de boutons commençant à quelques pouces à peine au-dessus de la ceinture. Tout en dévorant avec le plus bel appétit et les plus belles dents du monde, elle cause de mille choses avec aisance, en femme qui se sait admirée, convoitée même,