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58 LE COMPARTIMENT DE3 FUMEURS mais qui se sent de force à supporter l'admiration et à déjouer la convoitise. J'essaie, mais sans succès, à tirer, des paroles de cette étrange créature, quelque indice sur sa véritable condition sociale. Tout ce que j'en apprends, c'est qu'elle se trou- vait, comme moi, à Vichy, le jour où la fameuse dépêche Benedetti avait provoqué le départ en masse des buveurs appartenant au Parlement, à la diplomatie et à l'armée; qu'elle était d'origine anglaise — ce que trahissait, d'ail- leurs, son accent; qu'enfin, elle avait « un mari » qu'elle allait rejoindre à Londres. Au mot de « mari », Durel, assez indifférent aux autres détails, eut un froncement de sourcils sceptique. Pour moi, mes préventions étaient complètement tombées. Je ne voyais plus en face de nous qu'une femme excentrique, cavalière, mais du meilleur monde, et je me félicitais de ne m'être point départi envers elle des formes les plus respec- tueuses. Il était facile de deviner que ma réserve semblait plaisante à mon compagnon et que, sans ma présence, il eût volontiers attaqué à la zouave; au dessert, il m'insinua même d'aller régler la note du souper. Mais elle, avec un regard impérieux qui me signifia de n'avoir point à bouger : « Nous allons demander la note au garçon — chacun la nôtre, bien entendu. » Cependant, l'heure de gagner nos chambres respectives était venue. On se donna rendez-vous au matin, un peu avant sept heures, puisque nous devions tous trois faire route jusqu'à Mézidon. « Et nous prendrons le comparti- ment des fumeurs, » ajouta l'espiègle voyageuse, sur le seuil de sa chambre située en face des nôtres.