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56 LE COMPARTIMENT DES FUMEURS Durel s'empresse de lui offrir du feu; je roule à mon tour une pincée de tabac ; ma voisine me tend sa cigarette pour que j'allume la mienne, et nous justifions de notre mieux le titre du compartiment que nous occupons, la dame au sarrau gris ayant l'air ravie du dépit croissant du gros mon- sieur et ne paraissant même pas s'apercevoir des allures effarées de la mère et des filles. « Vous allez à Paris, me dit-elle au bout d'un moment. — Non, madame. Je vais au Havre et mon ami à Caen ; c'est-à -dire que nous cheminons ensemble jusqu'à Mézidon. — Eh bien! moi, je vais aussi au Havre. Mais on n'a pas voulu me délivrer de billet jusqu'à destination, me disant qu'il était impossible d'assurer les correspondances. » Durel riposta que nous étions dans le même cas, et la conversation roula sur les événements militaires, sur la force des effectifs, sur l'éventualité prochaine d'une victoire remportée par nos troupes. Je constatai que notre interlo- cutrice parlait avec un léger accent britannique et qu'elle avait un sourire muet et quelque peu ironique, chaque fois qu'il était question de nos triomphes probables. * * # Sitôt arrivés en gare du Mans, mon camarade et moi courûmes aux informations. Impossible, nous fut-il répondu, de penser à partir avant sept ou huit heures du matin : or, il était minuit. Durel, célibataire plus que trentenaire, ancien zouave, d'un naturel entreprenant, voulait proposer à notre com- pagne de route de se mettre avec nous en quête d'un sou- per et d'un gîte, dans un des hôtels du voisinage. Il m'a