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LE COMPARTIMENT DES FUMEURS 55 une bourse à tabac de sa poche; après un salut interroga- teur adressé aux dames, salut suivi d'un geste d'assenti- ment de celles-ci, il se met à rouler une cigarette. « Est-ce que vous allez fumer? crie le voisin, sortant de son repos. — Certainement, monsieur. Ces daines m'y autorisent, et, d'ailleurs nous sommes ici dans le compar- timent des fumeurs. Voyez la plaque! ajoute-t-il, en ten- dant la main hors du vasistas. » L'argument était sans réplique ; Durel alluma sa cigarette. Ma voisine, que cet incident semblait beaucoup divertir, se lève alors et se livre à un singulier manège. Debout, la face contre la portière, elle déboutonne son cache-pous- sière, retire de leurs manches ses bras l'un après l'autre, et, manœuvrant là -dessous comme à l'abri d'un peignoir, quitte son corsage, puis la jupe même delà robe. En deux minutes l'opération est terminée, le vêtement va rejoindre dans le filet les autres menus bagages, et le cache-poussière renfilé est de nouveau correctement boutonné de haut en bas. Je vous laisse à juger de l'ébahissement général. Les deux fillettes ne peuvent en croire leurs yeux; en vain, la ma- man, par mille questions, cherche à détourner leur atten- tion. Le papa, sorti de sa somnolence feinte, tousse et s'agite, mais sans perdre un détail du tableau. Quant à mon confrère, il s'est franchement avancé sur le devant de la banquette afin de mieux suivre l'intéressant épisode. Seule, une femme de théâtre, disais-je à part moi, accoutumée à s'habiller dans sa loge au milieu d'indiscrets, peut procéder avec autant de crânerie et d'habileté à une telle manœuvre. Ainsi mise à son aise, notre voyageuse se rassied, et, prenant un étui dans son sac de voyage : « Puisque nous sommes dans le compartiment des fumeurs... fait-elle. » Et, de sa main dégantée, elle façonne une mignonne cigarette.