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86                 CONCERTS DE FRANTZ LISZT.

là pour une œuvre d'art un mérite tout d'artifice et de convention,
c'est la différence d'un bas relief du Parthénon aux boules d'ivoire
sculpté de la Chine, et d'une peinture de Raphaël à ces tableaux
de fleurs et de légumes d'où l'on s'apprête à chasser les mouches
que l'artiste y a semées. Enfin, sans s'arrêter aux qualités nom-
breuses qui donnent au piano son caractère particulier entre les
autres instruments, on peut dire qu'il est celui de tous qui se
prête le mieux à ces effets dont le charme n'est dû qu'au sen-
timent de la difficulté vaincue. Il faut être du métier pour en
apprécier le mérite dans toute son étendue. Heureusement la fa-
culté d'admirer par imitation n'est pas rare,surtout dans notre vani-
teux pays. Ceci posé, nous avons néanmoins à constater un succès
vrai, unanime, succès d'entraînement, d'émotion, tel que jamais
artiste d'aucun genre n'en obtint de plus brillant sur notre scène,
et certes la gloire de celui qui l'a obtenu s'augmente de tout ce
qu'il y a d'ingrat dans son instrument. Comment cette émotion si
profonde produite par le piano si peu émouvant? pourquoi cet
entraînement inconnu devant Dohler et Thalberg qui nous avaient
semblé tirer du clavier tout ce qu'il recèle de sentiment? c'est que
tous les rivaux de Liszt peuvent être de grands, d'immenses pia-
nistes, obtenant du piano tout ce que le piano peut donner, mais
ce ne sont que des pianistes qui n'ont absolument rien à dire de
plus que ce que peut dire le piano.
    Liszt est une grande individualité artistique qui cherche à s'ex-
primera travers le piano ; mais, avec toute la magio que déploie le
piano sous ses doigts, en face de Liszt aux prises avec son instru
ment, on sent qu'il y a là quelque chose d'inexprimé. Or, dans tous
les arts, l'inexprimé, l'indéfini est la condition du sentiment de
l'idéal. Par quelle voie particulière nous arrive ce sentiment d'idéal
que produit Liszt, à l'exclusion des autres pianistes? Est-ce bien
uniquement à travers les cordes du piano? Le prestige de la grâce
personnelle n'y est-il pour rien? c'est ce que nous ne saurions dé-
cider ; mais l'effet est réel, il a quelque chose de la commotion élec-
trique, et il ne peut partir que d'une nature très supérieure. C'est
là le secret des triomphes de Liszt, c'est plus qu'un grand pianiste,
c'est un grand artiste, c'est une grande aine qui a reçu l'heureux
don de se manifester. A défaut du piano, à défaut même de la mu-
sique, il aurait eu autre chose. C'est le hasard qui impose au génie
tel ou tel langage, mais le génie est une force supérieure fatalement
poussée à s'exprimer et à qui tout instrument est bon pour le faire.
Chaque fois que l'on entend Liszt, l'inspiration est évidente, et
c'est au souffle divin que s'adressent ces hommages enthousiastes.
Tout ce que l'on sait de la vie et du caractère de cet artiste aug
mente encore l'intérêt qui s'attache à lui ; son passage à Lyon aura
laissé des preuves de sa générosité et de son grand cœur, et notre
ville lui devra un de ses plus beaux souvenirs artistiques.