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170 — Eh! oui, répondit le vieil arabe, comme s'il n'eût con- senti qu'avec répugnance à revenir sur des souvenirs fâcheux; oui, j'ai visité la France, et par elle je juge des autres nations, puisque de toutes elle est, dit-on, la plus avancée. Sa- che donc que j'ai voulu, moi aussi, satisfaire cette faiblesse qu'on nomme curiosité. Un mauvais esprit m'a poussé sur la terre étrangère, loin des miens. Mes barques ont navigué dans les eaux de vos ports. Je suis allé, plusieurs années durant, vendre à tes compatriotes nos dattes, nos laines, des laines finement trempées, et parfois, à la suite des moissons abondantes, du blé mûri sous notre ciel généreux. Que te dirai-je ? pour rendre au malheur un hommage solennel, j'ai accompagné quelque temps le Dey d'Alger dont vos armes ont renversé la puissance. Dieu est grand, cela était écrit ! je suis plus expérimenté que tu ne le présumes. Ami, j'ai vu la plupart de vos cités; j'ai vu votre population, votre civili- sation, j'ai vu Paris ! et jamais celte existence des Arabes que tu trouves si malheureuse ne m'a paru plus délicieuse, plus marquée au coin de la faveur céleste que depuis mon retour. —Mon père, souffre que je te le dise, il entre du fiel dans tes discours. C'est sur l'ensemble de chaque nation civili- sée que tu devrais arrêter tes regards, ce sont les résultats de leur organisation qui méritent l'attention d'un sage com- me toi. Pourquoi te laisser préoccuper par des faits isolés ? — Que parles-tu de faits isolés? Lorsque je débarquai pour la première fois à Marseille, je me disposai à tout admirer sur cette plage nouvelle. Quelle ne fut pas ma sur prise! à peine eus-je touché le sol que je me vis entouré. de ces êtres flétris que vous appelez mendiants. Non, rien ne saurait te faire comprendre combien je me trouvai hu- milié, à quel degré d'abjection je crus me sentir descendu moi-même en voyant des créatures semblables à moi me tendre une main dégradée, s'ingéniant à qui s'abaisserait davantage pour exploiter mon orgueil. Et vous ne compre-