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5i8 LA REVUE LYONNAISE avec une expression d'épouvante. Une tète émergeait dans l'enca- drement des rideaux lourds, la tête effarée d'un ivrogne quelconque tombé là pour y cuver son trop plein, et brusquement rendu à un sentiment vague de la situation. Il balbutiait des excuses d'une voix pâteuse, il essayait de se lever, ayant eu, dans son indélica- tesse, la délicatesse de ne pas se dévêtir; le haut fonctionnaire le retint d'un geste noble, lui fit un salut où la cordialité républicaine se mariait heureusement à un ressouvenir de la grâce monar- chique : « Gomment donc, Monsieur, vous êtes ici chez vous », et s'en fut, suivi de madame tout émue, achever cette nuit pénible dans une chambre vacante, il y en avait encore. Si ce n'est pas là delà vraie démocratie, je ne m'y connais plus! « Des allimettes, bons allhnettes. La Patte à Coco. Des alli- mettes, bons allimettes, c'ist pou* boi' la goutte ! » Cette cantilène d'un rhythme et d'une tonalité étranges est débitée par un nègre gigantesque, d'un beau noir d'ébène, lai- neux, lippu, dont la prunelle apparaît toute blanche au milieu d'une sclérotique jaune et dont la jambe droite traînant bas lui donne un faux air de faucheux blessé. Il passe plusieurs fois le jour devant les grands cafés où il est connu sous le sobriquet dont il s'affuble lui-même « La Patte à Coco » ; dans un récipient profond comme la botte de Bassompierre, on lui verse à la fois du café, du cognac, de la bière, du vermouth, de l'absinthe ; tout ce qui reste au fond des verres, des tasses et des chopes, et, ragaillardi par cet arlequin, il reprend jusqu'à la station pro - chaine sa claudication et son cri. Il est le héros d'une histoire, ou légende, dont l'intérêt dramatique aurait tenté la plume d'Eugène Sue. Engagé volontaire en 1870, il suivit en Alsace le capitaine de tirailleurs qui l'avait jadis amené du Sénégal, et, pendant la déroute deReischoffen, le reçut dans ses bras, la poitrine enfoncée par un éclat d'obus, mourant et heureux de mourir pour la patrie, avant de la savoir vaincue. La bataille était finie. Par intervalles, des coups de feu éclataient encore, de plus en plus rares, comme les derniers grondements d'un tonnerre qui s'éloigne. Des gémis-