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                      SOUVENIRS D'ALGER                           347




                                  II

      NOURRITURE — FOURNISSEURS — DOMESTIQUES
                  ALGER, STATION SANITAIRE


   Sur la question si grave de l'alimentation, toutes les personnes
auxquelles le sens du goût n'a pas été refusé sont d'accord ; on
mâche à Alger, on ne mange pas ; on s'emplit, on ne se nourrit pas.
Fabriqué avec des « minots et des tuzelles » de sortes inférieures»
additionné de son, d'avoine, de seigle, d'amidon, de plâtre, et
parfois d'une espèce de pois chiche appelé « gesse » qui produit
sur les consommateurs d'habitude les agréables phénomènes de
l'ataxie locomotrice, mal pétri, mal cuit, le pain n'a de commun
que le nom avec cette chose blanche, dorée, croustillante, exquise,
qui tente l'œil et la dent derrière les vitrines des boulangeries pa-
risiennes. Le bœuf, dur, filandreux, rougeâtre, rebelle à toute ten-
tative de transformation en bifteck, rappelle obstinément la vache
enragée qui tient une place plus ou moins large dans les souvenirs
alimentaires de nos jeunes années. Le veau qui, des pieds à la tête,
sous forme de rôti, de ragoût, de pâté, joue les premiers rôles sur
les tables françaises, le veau n'existe pas. Ayez la témérité d'en
demander à un de ces citoyens obèses qui portent un grand couteau
dans une gaine de bois, en pal sur le flanc, et dont les tabliers san-
guinolents fiottentaux ventsempestés de la place de Chartres, il vous
servira aussitôt, avec toutes les apparences d'une conscience tran-
quille, du bœuf de deux ans immangeable ; revenez lui faire part
de votre déception, renouvelez votre demande en la précisant, il
vous répondra en se grattant l'oreille et enécarquillant les yeux,
ce qui constitue chez les bouchers du monde entier la pantomime
de l'extrême surprise': « Monsieur voudrait peut-être du veau de
lait, c'est rare, mais nous tâcherons d'en avoir», et, quelques jours
plus tard, il vous remet, au prix de cinquante sous la livre, en
l'accompagnant d'une tirade gratuite sur sa succulence, une abo-