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PENSEES 233 Eugénie de Guèrin a beau vanter Maurice ; plus elle le recom- mande, plus elle l'efface. Cet amour d'une belle âme pour son frère a fort scandalisé nos lettrés de Paris ; leur corruption a cru voir là -dedans une perver- sité sans nom... Les misérables! Aussi, pourquoi cette admirable fille se réclamait-elle des Bar- bey d'Aurevilly et des Sainte-Beuve? Sans doute elle y allait sans défiance, mais il y a danger à tel abandon. Eugénie ne se fatigue pas, ne se repose pas d'aimer. Elle désire ardemment à Maurice la gloire littéraire dont elle l'estime digne; la gloire céleste, bien préférable, peut-être compromise... Cette angoisse d'une sœur chrétienne est chose nouvelle dans la littéra- ture française. On admire, on aime cette Eugénie si douce, si pieuse, dévouée à la vie et à la mort ! Maurice, lui, n'est qu'insi- pide et incolore. Il a quelque imagination, nul caractère. Il ne fait que s'agiter inconstant, ou, qui pis est, indécis. Maurice désenchante, même aux plus beaux endroits, par cer- tain accent écolier. Le « Centaure » n'est qu'un brillant pastiche de Bitaubé, de Chateaubriand et de Quinet... Eugénie cache, ignore peut-être, son art, qui est exquis. Elle apparaît jalouse de bien écrire, sans pour cela se croire un écrivain. Elle se sent moins qu'elle ne se pressent. Sous le désir évident d'agréer à son frère, écrivain attitré, perce l'espoir d'intéresser tôt ou tard le public. Elle soigne sa phrase un peu comme la naïve jeune fille devait soigner son visage, avec une coquette innocence... * * if- La belle langue, le latin! Je l'aime d'amour. On a dit d'un lati- niste qu'il parlait latin au berceau. J'ai appris le latin au collège, mais avec autant de cœur que si c'eût été la langue de mon père et de ma mère. Je ne l'ai pas dans ma mémoire, je l'ai dans mes en- trailles, pour ainsi dire. Longtemps j'ai pensé en latin, pour par- ler en français. Il y a plus, ma prose et mes vers, encore aujour- d'hui, fourmillent de latinismes ;... prémédités? Non, venus de grâe.