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                                               — n6 —
répertoire. Lyon sans théâtre lyrique! Les Lyonnais privés d'un de leurs plaisirs
favoris ! On juge de l'effet foudroyant que produisit l'annonce de cette nouvelle.
      La réouverture du théâtre des Célestins, le I e r octobre, à laquelle assistait le
maire de Lyon, M. le docteur Gailleton, et où il fut personnellement et violemment
injurié, permit déjà de se rendre compte des dispositions du public à l'égard d'une
telle mesure ; mais ce fut bien autre chose le 21 du même mois, quand le Grand-Théâ-
tre inaugura sa propre saison avec le Tour du Monde en 80 jours.
      Dans la salle comble jusqu'au faîte, une demi-heure avant le début du spectacle,
un effroyable charivari où les sifflets, les cornes, les trompettes de bazar faisaient rage,
où les cris : « Subvention ! A bas Gailleton », alternaient avec des refrains chantés en
chœur, se déchaîna en tempête, déferlant indistinctement des fauteuils aux quatriè-
mes galeries. Trois fois le rideau se leva, trois fois il dut s'abaisser devant les clameurs
qui, de toutes parts, couvraient la voix des acteurs, et pour rétablir un calme relatif, le
commissaire de police en fut réduit à faire évacuer par la force armée le parterre et les
galeries supérieures. Encore ne fut-ce qu'au milieu d'interruptions et de plaisanteries
incessantes que la pièce put parvenir, tant bien que mal, à son terme. Au premier acte,
à l'entrée des membres de l'Excentric Club en habit noir, une voix cria : « Ces mes-
sieurs du conseil municipal !». Quand Philéas Fogg, un moment après, parla de sa
fortune de deux millions : « Donnez-en une partie pour la subvention ! » articula, à son
tour, un spectateur de l'orchestre, et chacune des allusions auxquelles pouvaient prê-
ter les mots ou les situations de l'ouvrage était ainsi relevée et soulignée.
      Au dehors, la foule qui assiégeait le théâtre et qui s'était grossie des expulsés de la
salle, n'était ni moins bruyante, ni moins surexcitée, et il fallut, pour la contenir, faire
 appel, comme en 1865, lors des manifestations contre Raphaël Félix, à l'intervention
 de la troupe. Tandis que les gendarmes, baïonnettes au canon, dégageaient la place de
la Comédie, des charges de cavalerie opéraient dans les rues adjacentes, repoussant
devant elles, avec une vigueur un peu rude, tout ce qui se trouvait sur la chaussée et
jusque sur les trottoirs, cependant qu'un peloton de cuirassiers, accouru en toute hâte,
dispersait des groupes menaçants, massés sous les fenêtres du domicile privé du maire
de Lyon, rue de l'Hôtel-de-Ville. Heureusement, une pluie opportune et abondante,
qui survint sur ces entrefaites, acheva la déroute des manifestants ; mais il s'en était
fallu de peu que cette levée de boucliers, provoquée par une inoffensive question
théâtrale, ne dégénérât en véritable émeute (1).

                                                 il
      Ces temps héroïques ne sont plus, et le public assagi n'a plus aujourd'hui de ces
réactions spontanées et profondes. Son goût a évolué, et son éducation artistique s'est
faite. Aux grandes voix d'autrefois qui peut-être, du reste, se sont bien tues pour


   (1). Courrier de Lyon du 33 octobre 1883.