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                    LA MARCHANDE DERANGES                     HS
tanes, et ride d'un coup, en remontant le courant, toute
l'eau verte du large fleuve ; parfois l'autan entreprend au-
tour d'elle une ronde affolée, puis tout à coup s'engouffre
avec un brusque « ahan ! » sous sa vieille robe qu'il bal-
lonne, essayant vainement d'enlever marchande et oranges,
de les emporter dans les airs, là-haut, tout là-haut, par-
dessus les tours inachevées de Notre-Dame de Fourvière.
    D'autres fois encore, les chaleurs venues, le soleil brû-
lant semble concentrer sur cette ombre grêle, noire sur la
terre blanche de lumière, toute l'ardeur de ses rayons et
menace de la consumer en une seconde, aussi aisément
 qu'un brasier consume un fétu. Mais malgré les menaces
 du vent et de la pluie, malgré le brouillard glacé, la petite
vieille marchande d'oranges reste là du matin au soir, sans
 que nul puisse la voir arriver ou partir, immobile à la même
 place.
    A la porte de l'église, devant laquelle elles stationnent
 un instant, défilent tous les jours, mais surtout le samedi,
 de longues suites de voitures. Par les portières ouvertes des-
 cendent des jeunes filles très rouges dans la blanche robe
 de noce, suivies de jeunes gens trop bien peignés, gauches
 et confus sous l'embarrassant habit noir. — Plus modestes,
 mais non moins joyeuses, d'autres noces arrivent à pied,
 et tous entrent dans l'église, l'amour aux yeux, l'espoir au
 cœur. — Indifférente, la vieille, sans retourner même la
 tête, continue à laisser errer dans le vide son regard sans
 expression, son regard mort.
     Rêve-t-elle ? Se voit-elle! jeune, loin dans le passé, oh ! si
 loin! joyeuse fiancée au bras d'un robuste et beau garçon,
 honnête ouvrier dont elle reçut le premier aveu, un soir
  d'amour, un soir de mai, tiède et sombre? — Là-bas, au
  bord du Rhône, sous les grands aulnes de la route, ils
       N"> 2. — Août !SS6.                               jO