Pour une meilleure navigation sur le site, activez javascript.
page suivante »
                LETTRES SUR LA SARDAIGNE.                 159
beau jour de printemps. Pour moi, ces bonheurs inconnus,
ces extases secrètes, je les ai trouvées sous les ombrages
embaumés de Millis; ils ne s'effaceront jamais de ma
mémoire.
   Je marchai longtemps, m'enfonçant au hasard dans des
abîmes de verdure, écartant de la main les branches aux
fruits d'or. Les fleurs détachées couvraient d'une neige odo-
rante le frais gazon, qu'empourpraient les fraises des bois et
les lys ravissants. Des érables noueux et les sombres yeuses,
autour desquels s'enroulaient en serpent les vignes sauvages,
balançaient leurs têtes épanouies au-dessus du noir feuillage
des orangers! toit ondoyant et immense, où gazouillaient sans
cesse les mésanges amoureuses et les merles babillards. De
petits ruisseaux couraient en réseaux d'argent sous les arbres
chenus, et formaient cà et là de petits lacs ignorés : source
mystérieuse où la cigogne blanche vient tremper ses longues
jambes.
   Mais je crois vraiment que je me laisse aller au pathos
facile d'une description fleurie, et j'oublie des faits et des
circonstances, que mes prétentions économiques et la re-
connaissance me font un devoir de vous raconter. Je vous
dirai donc que ces arbres, qui couvrent de leurs ombres
parfumées plusieurs lieues de terrain, que ces arbres, dont
quelques-uns, les rois de la forêt, hauts de vingt mètres, et
gros à ne pouvoir être embrassés par un homme, prodiguent
toute l'année à cette terre barbare leurs trésors inutiles.
Les oranges de Millis mûrissent, tombent et se flétrissent sur
le gazon, sans qu'une main industrieuse les daigne ramasser.
A peine quelques cultivateurs moins indifférents cueillent-
ils les plus belles pour les vendre aux marchands voya-
geurs, qui les voiturent jusqu'aux villes prochaines. Et
pourtant, prises avant leur maturité, et envoyées dans les
ports de l'Europe, elles deviendraient pour les propriétaires