page suivante »
324 ÉLOGE DE LA PEUK. Et, sans remonter si haut dans l'histoire des faiblesses hu- maines, qui de nous n'a été le témoin de l'une de ces crises politiques, que notre époque d'effervescence rend malheu- reusement si communes, où les gouvernants et leurs nom- breux adhérents tremblent pour le pouvoir tenu par les uns et soutenu par les autres. Quelle aménité dans les chefs de l'état, quelle mansuétude, quelle politesse dans les bureaux de l'administration, où le calme fait régner si souvent les airs de hauteur et d'importance! Comme les classes supérieures s'effa-^ cent, s'annihilent ! que de géants s'agenouillent pour ne pas dominer les nains! quelle cordialité entre ces anciens amis de collège, que le destin avait placés, les uns au sommet, les autres au bas de l'échelle sociale ! Comme ils se tuloyent ! comme ils se reconnaissent alors à des distances énormes ! plus de vues basses, ils se saluent à une portée de mousquet ; les mains calleuses de l'ouvrier robuste sont empoignées par le gant jaune de l'élégant; on se sourit partout, on s'embrasse en pleine rue ; le riche inquiet ouvre ses bras, sa bourse, sa porte, sa cave, à tous ceux dont il brigue l'appui, prêtant son argent à ceux auxquels il n'en donne pas, c'est une société modèle dont la peur devient le passe-partout, où les grimpions (1) s'en donnent à cœur joie, courant des bras d'un conseiller dans le salon d'un syndic, du bureau d'un opulent banquier dans la voiture d'un splendide gentilhomme, promettant leur influence à celui-ci, leur protection à celui-là , et jurant de s'immoler pour le repos et la stabilité d'un état, où leur amour-propre et leur orgueil jouent un si beau rôle. Bien que ce vernis séduisant, jeté par la peur sur la société, soit momentané et perde son brillant avec le péril qui l'avait fait naître. Ces retours de bonhomie et de dévouement font plaisir à voir ; on sent bien qu'on peut en être dupe, mais cette erreur même est chère aux cœurs bien nés qui jouissent de cet état exceptionnel et en savourent d'autant mieux les char- mes qu'ils doivent êtres passagers. Sans doute, la peur d'un autre monde a une grande in- fluence sur nos actions dans celui-ci ; et si, par malheur, elle n'est pas générale, elle n'en est pas moins très salutaire. C'est aussi la peur qui donne du prix à la bravoure ; elle fait ressortir dans tout leur lustre ces héros admirés qui sacri- fient les peuples de vingt pays au développement de leurs talents militaires; elle fait apprécier ces braves, ces raffinés qui, (i) On donne à Genève ce nom plus expressif que français aux gens qui cherchent à grimper dans des sociétés au-dessus de la leur.