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156 LETTRES SUR LA SARDAIGNE. pieds dans les jambes, de ces coups de pieds à estropier un âne ou un professeur de chaussons. C'étaient des cabrioles, des sauts de carpes, des contorsions, qui faisaient mal à voir. Pourtant l'assistance était attentive et charmée, et sa- luait par des trépignements et des bravos convulsifs chaque ruade bien allongée. Quant aux doubles accolytes, impassibles et muets, ils soutinrent les combattants jusqu'à ce que leurs forces furent épuisées. Les luttes se prolongèrent jusqu'au soir et furent trouvées superbes: il y avait eu suffisamment de jambes écorchées, un talon foulé et deux chevilles déboilées : l'enthousiasme était à son comble. Le soir, sur le rivage, les danses s'établirent de tous côtés. Hommes et femmes, se tenant par la main, formèrent des rondes immenses, se trémoussant, tortillant les pieds, secouant les épaules, sans oublier jamais la mesure de l'orchestre, quant à celle de la bienséance, les cavaliers échauffés par les libations de la journée, hasardèrent certaines cabrioles que n'eût peut-être pas approuvées la chaste pruderie de la gendarmerie royale. Mais les gendarmes, grâce à Dieu, n'ont pas encore eu le loisir de faire connaître aux Cabrassiens la distinction du bien et du mal ; aussi ces bons habitants, innocents et primitifs, se donnent parfois quelques petits coups de couteaux dans l'ardeur de la discussion, se cassent le cou par vanité, et lèvent en dansant la jambe au niveau de l'œil, sans se douter qu'ils offensent les saintes lois de l'hu- manité et de la modestie. Et maintenant qu'un moraliste vienne leur dire, qu'en agissant ainsi, ils se rendent cri- minels et justiciables du commissaire, de la prison et de la potence, ils ne changeront en rien leur conduite, seulement ils auront la conscience de leur culpabilité : innocence et ignorance sont synonymes. Et vive l'ignorance ! et vous, cher ami, ne froncez pas le sourcil, vous qui prêchez la diffusion