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       UN CONTEUR MODERNE : GUY DE MAU'PASSAN                       565

compose nos inquiétudes et nos passions, le besoin de démêler en
dehors de nous ce qui est au dedans. Ce besoin de rencontrer dans
la forme d'un arbre, dans le dessin d'un ciel, dans la ligne d'une
ombre, dans le jeu d'une lumière l'image ou même la grimace de
nos tristesses et de nos vices, et dont la vue nous donne l'espèce de
lâche consolation de n'être pas les seuls corps vivants à nous agiter
et à souffrir. Qui, parmi nos réalistes de talent, est assez convaincu
des attraits du réel, de ses joliesses ou de ses magnificences, et
assez annihilé dans sa contemplation, pour s'en faire un copiste
impersonnel? Qui, d'entre eux, est assez négligent de lui-même,
assez dédaigneux de son moi, pour mettre un bâillon à ses cris,
renfoncer ses souffrances, claquemurer ses idées, étouffer son tem-
 pérament, clore ses imaginations dans le complet anéantissement de
 sa personne, et l'imbécile et respectueuse prostration de tout son
 être devant l'imitation à faire ou le décalque à exécuter? L'écrivain
 n'est pas un réflecteur, l'artiste n'est pas une machine, et l'art res-
 tera toujours et quand même une interprétation. Seulement, avec
 des sensations plus aiguës, un organisme plus impressionnable,
 une vue des choses plus pénétrante, plus analyste, plus en des-
 sous, un instinct qui les porte à ne pas extraire un objet de ses
 entourset de son milieu, un faire plus incisif et plus nerveux, un
 procédé plus compliqué, plus creusant, plus découpeur, les conteurs
 modernes grattent la nature jusqu'au vif, fouillent l'homme jusqu'à
 ses moelles, décomposant ses idées, émiettant ses perceptions,
 s'entêtant dans leur œuvre minutieuse de monomanes jusqu'à irriter
 les nerfs du lecteur, et à mettre dans son cerveau ébranlé un germe
  d'hallucination.
   Quelquefois M. de Maupassant est un de ces conteurs acérés et
 douloureux. Il est telles de ces nouvelles : Le Menuet, Un Fils,
 Madame Baptiste, Mots d'amour, Fou tout simplement prises
 dans le tous les jours de la vie, à un tournant de rue, à un quai de
 province, à une station au jardin du Luxembourg, à une rencontre,
 à un souvenir, et dont le relief est si saisissant, la coloration si
 forte, l'impression si ténue, qu'on en garde une inquiétude bizarre,
 une fatigue nerveuse, et comme une agaçante piqûre. Écoutez la
 première page du Menuet, et vous comprendrez l'acuité de cette
 sorte de souffrance.