page suivante »
LA MARCHANDE D'C-RANGES 147 de son existence réelle, et qu'on s'attend à le voir se replacer entre les pages du roman fantaisiste dont il semble échappé ; pas même encore la pauvre femme âgée déjà , plus vieillie pourtant par les malheurs que par les années, qui conduit en remontant la côte le dernier de ses fils au cimetière, la vieille marchande ne se rappelle rien. Fiancée heureuse, veuve désolée, mère inconsolable, tout cela s'est fondu, s'est transformé chez elle en un pauvre être inconscient qui ne sait rien, ne se rappelle rien, qui n'a plus ni désir d'action ni but dans la vie, qui ne vit même pas ; pour qui la volonté, la sensibilité, l'intelligence, toutes les facultés qui font de nous des êtres pensants, tendent à cela seul : rester du matin au soir dans toutes les saisons, par tous les temps, immobile à l'angle d'un trottoir, ten- dant aux gens qui passent un panier où l'on voit quelques pauvres oranges. Où va-t-elle le soir ? Elle n'a nul abri, nul logement fixe. Ne va-t-elle pas errer sur les bords du fleuve, dans les mai- sons en construction, parmi les marbres du cimetière ? On ne. sait. Nul ne s'en inquiète. Vieille, oh ! si vieille, la vieille marchande d'oranges! Si vieille que nul ne se souvient de l'avoir vue moins vieille ; si vieille qu'elle-même en cherchant dans les temps passés, — si quelque lueur pouvait poindre en son cerveau, — la trace de sa route, n'y verrait qu'une longue, une innom- brable suite de jours parcourus par une seule figure, une figure de vieille. Telle une fraction périodique mixte qu'un écolier se serait amusé à conduire depuis la première page de son cahier jusqu'à la dernière, présentant après un pre- mier groupe de chiffres, un groupe différent indéfiniment reproduit. Et si quelque matin le jeune sergent de ville qui se décide