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90 SULLY-PRUDHOMME Vérité gênante, en effet, même pour la vraie poésie ! Ce n'est pas sans dessein, qu'au milieu de tant de vers artiste- ment ciselés, je détache ce sonnet où la sécheresse de la pensée aboutit à ce dernier tercet prosaïque, dont l'effet manqué contraste avec la grâce des premiers quatrains. Comme chez Lucrèce, les doctrines désolantes aboutissent à des vers durs, à des développements arides, et ici à une expression à demi-triviale. Mais l'âme ne va-t-elle point réclamer au nom de ces phénomènes intellectuels dont le scalpel de l'anatomiste est impuissant à saisir la trace, et que l'observation intime nous montre cependant aussi cer- taines et plus indiscutables mêmes que ceux qui frappent nos regards? Le poète ne peut incliner au matérialisme d'un Lamettrie; les jouissances intellectuelles comme les souf- frances morales lui ont trop bien appris à distinguer le monde de l'esprit du monde des sens. « Le mysticisme, dit notre poète, en pouvoir de philosophe, voudrait prou- ver positivement qu'il y a un monde distinct et supérieur, et la science ensuite avance le caractère mystérieux de la vie et de la pensée Rien de plus arbitraire que l'hypo- thèse de la matière, telle qu'elle se définit dans les théories scientifiques, et rien de moins légitime que la prétention du spiritualisme à scinder l'homme en deux substances dont la relation devient inintelligible Le mieux serait, sans doute, de bannir des discussions philosophiques les mots matière et esprit, en tant qu'ils désignent des substances, et de les employer seulement pour désigner deux ordres évi- demment distincts de phénomènes On arriverait bien- tôt à reconnaître que l'abîme qui séparait ces choses n'était qu'une lacune de la science, leur incompatibilité, une apparente contradiction de deux analyses incomplètes.