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58 POÉSIE, AMOUR ET MALICE. teur ; bien que sa voix fût un peu chevrotante, la beauté de ses formes, l'excellence de son jeu, et l'animation de son débit ra- chetaient le défaut de son organe. Mlle Leraesle avait une figure superbe, une voix éclatante, une intelligence hors ligne, et avec un peu moins d'embonpoint et une taille un peu plus élevée, elle aurait pu devenir à coup sûr une première cantatrice à Feydeau , mais, adorée du public de Lyon, liée à cette ville par les relations qu'elle y avait faites, elle s'y était fixée, retenue de plus par des appointements en rapport avec ses talents et avec les applaudissements qui lui étaient prodigués chaque soir par la foule qu'elle attirait. D'abord son admirateur enthousiaste, je devins bientôt son fervent ado- rateur; je m'abonnai au Grand-Théâtre ; je n'y manquai aucune représentation des pièces où elle remplissait un rôle ; je n'étais attentif qu'aux scènes où elle figurait; je n'avais d'yeux que pour admirer sa figure, d'oreilles que pour ses chants et les hom- mages que le public lui adressait, les applaudissements qui retentissaient à son apparition , caressaient mon cœur tout rempli d'elle et la divinisaient à mes regards charmés. Me voilà donc amoureux, mais amoureux fou, sans que l'idée me vînt de m'offrir aux yeux de celle que j'idolâtrais, ou bien si elle effleurait mon esprit, je frémissais de la tête aux pieds de !a téméraire audace de cette résolution ! N'osant donc aborder l'objet de mon culte, je voulus au moins le célébrer, et me voilà prenant tous les deux jours un accès de fièvre poétique, pour chanter sur tous les tons, dans tous les mètres les grâces inef- fables de la première cantatrice du Grand-Théâtre ; tantôt je déplorais mon ardeur, ignorée de celle qui l'inspirait, dans une languissante élégie, tantôt j'exhalais ma flamme dans une ode brûlante, tantôt, enfin, je cherchais à amuser mon idole dans une épître légère et folâtre. Puis la poste se chargeait de faire parvenir ces épreuves si variées de mon délire, à la séduisante sirène qui l'inspirait ; vraiment, quand je songe aujourd'hui combien cet amour épistolaire dut lui coûter en frais de ports de lettres, j'éprouve un regret sincère que les timbres-poste ne fussent pas inventés à cette époque.