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498 DES LIMITES travail exige une contention plus ou moins dure de corps ou d'esprit à laquelle seuls l'intérêt, la raison, le devoir, la né- cessité peuvent nous assujétir d'une manière efficace. Aussi pour mettre à leur place avec quelque vraisemblance le plai- sir comme unique mobile, quelles combinaisons féeriques les inventeurs du travail attrayant ne sont-ils pas obligés d'ima- giner? Affirmons donc que sous aucun régime, moins encore sous celui du travail réglé et imposé par l'état ou la commune que sous celui du travail libre, les hommes ne confondront en- semble le travail et le plaisir, la peine et le repos. Je ne suis pas non plus assez ignorant de la nature humaine pour croire à l'abolition de la souffrance plutôt qu'à l'abolition du mal moral et de l'effort pénible du travail. Il est une part de souffrance enfantée par la misère ou par l'incurie, soit des in- dividus, soit des sociétés que les progrès des institutions hu- maines et de la charité publique diminueront chaque jour da- vantage. Mais il est une autre part de douleur dont la source est dans les conditions et les affections essentielles de la nature humaine que n'abolira jamais aucune espèce de progrès. Pous- sez aussi loin qu'il vous plaira vos espérances, imaginez toutes les garanties possibles dans une société meilleure, il faut que cette douleur subsiste. Supposez tous les corps sains et robustes, bannissez la maladie, comment les préserverez-vous des acci - dents fatals et de la fatigue ou de l'épuisement des organes, à moins que, comme le rêve Condorcet, il ne nous soit fait don de l'immortalité en cette vie. Plus vive encore que la douleur physique, la douleur morale durera aussi autant que l'humanité elle-même. Qui guérira la profonde douleur des séparations éternelles? Soit que nous quittions pour jamais ceux que nous aimions, soit qu'ils nous quittent, que de larmes les hommes ont versées, que de larmes ils verseront encore ! Qui donc tarira cette source abondante et profonde d'où s'échappent les larmes de l'humanité, à moins d'ôter les bornes de notre nature et de l'élever jusqu'à l'infini, ou de nous dégrader jusqu'à l'égoïsme absolu et à l'insensibilité? Cependant, je veux supposer un moment que notre chair et