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LETTRES DE MADAME DE STAËL. 419
Un ami fut longtemps la moitié de mes destins. Heureuse de la
sympathie de nos goûts, de nos opinions , de nos talents peut-
être , j'étais plus flère de ses succès que des miens. Que de fois,
„ v dans la retraite et l'étude, nous avons médité le rêve d'une
* grande et forte république, qui étonnerait les nations par le
bonheur et la vertu de ses citoyens ! Mais combien il nous était
démontré que ce n'était qu'un rêve et que la France serait de
tous les états celui qui offrirait , par sa situation politique
comme par le caractère de ses habitants, le moins de chances
- pour réaliser cette chimère ! Que nos âmes s'entendaient bien
pour l'amour de la vraie liberté, pour la haine de tout despote !
Que nous avons versé de pleurs sur des lauriers trop payés du
sang des hommes ? Qu'elle nous semblait barbare, cette gloire
achetée par la destruction ! et que nous portions avec orgueil le
sentiment de notre indépendance, au milieu de la servitude de
tous ! Eh bien ! tu vois aujourd'hui quel rôle consent à jouer
celui qui fut mon ami, le rôle public le plus en opposition avec
les principes qu'il eut et que je conserve.
« Je ne puis rester plus longtemps près du théâtre de son apos-
tasie politique ; je vais dans le temple de l'antique liberté, encore
plein des images vivantes d'Aristide et de Démosthènes, cher-
cher de nobles inspirations et des souvenirs éloquents. Là ,
dans le fond d'une retraite poétique, j'oublierai, aux sons de ma
lyre , de grands crimes et de grands malheurs. Je chanterai la
pieuse vaillance des chevaliers chrétiens ; je demanderai à l'an-
cienne gloire de France une consolation de ses infortunes pré-
sentes , et, prêtresse des Muses, je ne reparaîtrai qu'avec elles
sur le sol de ma patrie.
« Adieu, conserve mon souvenir ; n'oublions que les ingrats
et les parjures.
« Sic/né: S.