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DANS LA RÉPUBLIQUE. 137 qu'un sentiment fût vrai, profond, sans calcul, on lui permettait de tenir fort peu de compte des lois de la morale et de la société. Un peu par réaction contre la littérature du siècle dernier, qui ne peignit que la débauche élégante et jamais la passion un peu à l'imitation des poètes étrangers, beaucoup d'écrivains modernes ont vu dans la violence, dans l'exubérance de la passion, un signe de la grandeur du caractère, comme si la vraie force, la vraie grandeur morale est autre chose que la domination exercée par la volonté, par la liberté humaine sur nos sentiments et même sur nos besoins. Ces idées que l'héroïsme, que la puissance de l'individu se me- sure non pas à la passion réprimée, mais à la passion qui dé- borde , que cette passion est un entraînement fatal déliant l'homme de toute responsabilité, que les sentiments et les besoins de la nature justifient tous les actes de la volonté, ces idées, qui détruisent par sa base la notion du devoir, le théâtre et la presse littéraire les ont répandues à profusion depuis vingt ans. L'idée du sacrifice delà passion à la loi morale ou sociale, que l'on ap- perçoit toujours dominante chez nos grands tragiques, avait dis- paru de la scène française. Avec plus d'influence encore que les dramaturges, les romanciers ont déifié de leur côté la passion fou- gueuse, et accoutumé les esprits à oublier que la véritable puis- sance de l'homme ne consiste pas à satisfaire tous ses désirs mais à supprimer en lui tous ceux qui s'opposent à l'accomplissement de la loi. Une conséquence de cette apothéose de la passion et des jouis- sances aux dépens du sacrifice et de la liberté morale, c'était, dans les questions relatives à la société, de parler toujours au nom des intérêts, des besoins, du bien-être matériel, tandis qu'on avait parlé à nos pères au nom des droits, des devoirs, de la vérité, de la justice. Dans quelques grands esprits de notre temps, les germes d'un développement spiritualiste et religieux se sont élaborés avec puissance, ils écloront sans doute un jour avec une puissance égale dans la société. En attendant, depuis longues années, la lit- térature , l'économie politique, la philosophie même n'attirent