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456 LE SONGE D'UNE NUIT D'HIVER Il ouvrit la porte et Lisbeth tressaillit. Il la referma aussitôt et le squelette redevint immobile. Le docteur s'assit dans son fauteuil et chercha à se réchauffer en tisonnant le feu mal éteint de la cheminée, tandis que les crânes, tour à tour éclairés ou disparus, sui- vant les flambées intermittentes du foyer, envoyaient chaque fois à Claude le reflet de leurs faces mortes. Il s'abandonna alors à ses pensées et à ses souvenirs comme au courant d'un fleuve qui va se perdre dans une mer inconnue. Il compta les années qui s'étaient écoulées depuis le départ de sa Lisbeth à lui, celle dont la Lisbeth du carabin cachait les doux billets dans son crâne. Environ trente ans : la moyenne d'une vie humaine ! Une éternité ! Et cependant le souvenir en était vivant dans son âme comme au premier jour, quoique avec des formes apaisées. Il n'avait jamais eu, depuis lors, le courage de relire les témoignages de ce grand feu de jeunesse. Qui sait l'effet que cette lecture produirait aujourd'hui sur lui ? Allait-il rire ou pleurer des antiques explosions de son cœur de vingt ans ? Ne trouves-tu pas, dit la folle du logis, qu'il faudrait en finir avec ces paperasses ? Petit bonhomme vit encore, mais il a singulièrement vieilli. Il peut aller bientôt où est allée sûrement la première Lisbeth, et peut-être aussi la seconde. On trouverait tôt ou tard dans la tête du squelette des pensées qui naturellement paraîtraient a« moins drôles, car elles ne se comprennent bien qu'à deux et, à moins de les habiller de la brillante et fausse rhétorique de Gœthe ou de Roméo, on se moquerait du docteur, et ce serait bien fait. Allons, du courage, ouvre la tête delà morte et saigne- toi un peu le cœur, s'il y a encore quelque vitalité. Pleure ou souris. L'homme est un monde qui tourne entre ces