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175 que j'entends au dedans de moi quand je suis triste , ceux que je chante quand je veux l'être, je les ai retenus des veillées de mon village. N'est-ce pas sous ces premières et puissantes in- fluences que se forme une certaine portion de l'ame qui résiste à toutes les révolutions intérieures? c'est comme la liqueur odo- rante dont s'est imprégné un vase neuf. Le cœur se durcit plus lard au contact des choses et des hommes ; l'intelligence devient sévère ou dédaigneuse, on se croit mort aux suaves et naïves émotions; mais qu'un chant natal, qu'une strope de complainte pieuse, vous reviennent en souvenir, vous sentez se remuer jus- qu'au fond de votre être ces secrètes sympathies que vous pen- siez usées et qui vibrent encore. Je doute que l'enfance décolorée des nouveaux-venus de notre époque sceptique puisse se ména- ger pour l'avenir de pareilles émotions. Il n'y a plus mainte- nant ce qu'il y avait autrefois jusque dans les dernières extré- mités du corps social tel que l'avait formé la foi catholique, une vie morale fortement constituée , une sève surabondante et vivace, dont il suffisait d'avoir une fois nourri son ame pour en sentir long-temps la fraîcheur. Dans ces vieilles complaintes que les jeunes filles de Crozet chantent encore en brodant au tamis , vous trouveriez des tré- sors de mélodie et de sentiment^ un parfum de tristesse rêveuse, quelque chose d'intime et d'infini dont l'écho vous demeure dans l'ame comme une voix lointaine venant des régions inconnues. Tantôt c'est la légende d'un pieux ermite, dont le tombeau se reconnaît à une croix solitaire plantée sur les hauteurs de Saint- Bonnet-d'Ecart ; tantôt c'est l'histoire d'un farouche seigneur qui tyrannise cruellement ses vassaux. Il serait difficile d'entendre quelque chose déplus saisissant, de si triste à la fois et de si sauvage que le début de cette dernière complainte : Que l'on m'a- mèn' ma grand' cavale grise, etc. L'air est d'un effet musical frappant : vous avez vu subitement cette brutale figure de châ- telain , vous avez frissonné à sa voix menaçante , vous avez en- tendu le hennissement de sa cavale indomptée. Cette image est désormais gravée en bronze dans vos souvenirs, rien ne saurait l'en effacer. Voulez-vous maintenant du tendre , du larmoyant, quelque chose qui vous rappelle le Lacrymosa du Dies ira; ?