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DU BON SENS I93 jugement. Mais cette circonspection, bien loin d'être impu- table au bon sens, provient précisément de son insuffisance: s'il rend circonspect, c'est qu'il ne suffit pas à éclairer. Les vieux militaires qui ne voulaient pas engager la bataille à Rocroy, n'étaient sages qu'en apparence. La vraie sagesse consiste à savoir agir au moment décisif, et à faire suivre une décision prompte d'une exécution déterminée. Condé eut raison contre tous ses conseillers parce qu'il discernait plus judicieusement, avec les multiples conditions de l'affaire, ses chances d'être victorieux. Il avait plus de bon sens qu'eux tous. Le bon sens est proprement le signe distinctif de l'huma- nité. Il n'y a pas d'homme tellement déshérité de la Provi- dence qui n'en ait apporté quelque peu en naissant. Mais le partage en a été fait très inégalement. Depuis le sauvage jusqu'à l'homme de génie, c'est comme une gamme im- mense, et l'on ne trouverait peut-être pas sur la terre deux bons, sens égaux. Au-dessous d'un certain niveau, le défaut croissant de cette faculté constitue et caractérise l'innom- brable armée des sots. Ceux-ci, ne s'apercevant point de leur cas, ne sont généralement pas mécontents, mais s'ils l'étaient, ils auraient pour se consoler cette vérité amère qu'il n'est pas de génie si puissant chez qui le bon sens ne défaille à l'occasion, quelque passion aidant. Pour ne point parler des idéologues, qui sont, en matière de politique ou d'administration, des esprits distingués supérieurement dépourvus de bon sens, serait-il impossible, même dans ce xvn e siècle qui demeurera le grand siècle parce qu'il a été le siècle du bon sens par excellence, de découvrir des lacunes au bon sens d'un La Fontaine, d'un Molière, d'un Fénelon, et, si j'osais écrire ici ce grand nom, même d'un Bossuet ? De notre temps, Thiers, avant d'être N° 3. — Mars 1S88. Ij