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190 DU BON SENS courbe que décrit une bombe, il traçait naïvement des demi-cercles réguliers. « Vous vous trompez., lui dit Alfred; « la bombe est lancée en ligne droite et change peu à peu « de direction en perdant sa force jusqu'à ce que son poids « la ramène à terre. Le chemin qu'elle suit n'est donc pas « un cercle, mais une ligne qui paraît courbe au milieu et « droite aux deux bouts. » Et il prit la plume pour tracer des paraboles sur le papier. Le fils du colonel, nourri dans dans l'artillerie, soutint son dire, par amour-propre et par obstination. Un officier, pris pour arbitre, regarda d'un air étonné cet enfant (mon frère n'avait pas encore neuf ans) qui venait de résoudre un problème de statique. Il ne manqua pas de prédire à la mère de ce petit phénomène que son fils serait quelque jour un grand mathématicien. Il se trompait : Alfred n'avait point de dispositions pour les sciences exactes, irais il avait le coup d'œil sûr et savait se rendre compte de ce qu'il voyait. » Avoir le coup d'œil sûr et se rendre compte de ce quon voit, c'est la formule même du bon sens. Le génie n'est pas autre chose que le bon sens à un degré supérieur; quand une intelligence s'élève au-dessus des autres, ce ne peut-être que par cette faculté. L'extraordi- naire justesse d'esprit que nous venons d'admirer en Alfred de Musset — secondée d'ailleurs par d'autres facultés érni- nentes — a fait de son possesseur arrivé à l'âge d'homme le premier poète du xixe siècle, et quoi qu'en dise son frère, elle en eût fait l'un des plus grands mathématiciens, s'il eût eu le cœur à s'occuper de sciences exactes. La Providence, en accordant à quelques privilégiés un bon sens supérieur, leur donne en même temps des goûts divers, suivant les besoins de l'humanité. Ils excelleraient à tout, mais ils n'aiment à s'occuper que d'une chose. Et