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     La poésie, cette faculté créatrice de Famé et de l'esprit, est aussi
obscurcie par l'abus de cette habitude, ainsi que celle d'harmoniser
les formes et les couleurs. Le poète et le peintre qui s'abandonnent
avec excès au plaisir de fumer ou de priser ne tardent pas à en
ressentir les pernicieux effets. Aussi, souvent déjeunes artistes, de
jeunes poètes qui s'étaient déjà distingués dans ces carrières, si
belles, si attrayantes, se trouvent tout à coup enrayés, arrêtés après
des premiers succès pleins d'espoir et d'avenir. Comment pourrait-
il en être autrement ; la poésie et la peinture sont toutes deux sœurs et
 filles de l'intelligence : elles demandent la pureté de la source qui
 les produit et l'intégrité des sens qui les perçoivent, les jugent et
 les dirigent. La double propriété de la nicotiane signale encore dans
 ce cas ses pernicieux effets ; tour à tour stimulées et stupéfiées, le
 goût, les dispositions à la poésie, à la peinture s'usent, s'obscur-
 cissent et s'éteignent. Ce triste résultat ne se remarque pas seule-
 ment chez de jeunes poètes, chez de jeunes artistes, mais encore
 chez des hommes déjà parvenus à une haute réputation. Les uns
  sont arrêtés et comme engourdis au milieu de leur carrière, comme
  si les fatales vapeurs avaient asphyxié leur génie créateur. D'autres,
  ce qui est plus rare, mais non pas sans exemple, tombent dans un
  état de monomanie bizarre, même de démence, et oublient leurs
  pinceaux comme leur gloire. Ce n'est pas au milieu des vapeurs de
  la nicotiane que l'auteur des Méditations trace ses beaux vers et
  puise ses sublimes inspirations. Ajoutons que cet abus hâte la
  vieillesse (1); que son introduction dans les campagnes énerve les


qu'il se rapproche de ceux que jadis il chérissait, il témoigne de la répu-
gnance, du dégoût, presque de la haine. Sa santé s'altère, comme son cœur
se flétrit, il n'est plus accessible à aucun conseil, son jugement est détruit; et,
comme le malheureux jeune homme que j'ai cité, il est perdu pour sa famille
et pour la société.
   (1) Tissot dit qu'aucun grand fumeur n'est parvenu à une vieillesse un peu
avancée. Cette assertion n'esl pas tout à fait juste; il en est de cet excès com-
me de celui du vin; on voit des buveurs qui vivent longtemps, mais on pour-
rait dire que les uns et les autres auraient vécu davantage s'ils eussent été
plus sobres.