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DU BON SENS 187 En quoi peuvent bien consister les jugements du bon sens ? Quand je m'écrie à la suite de Descartes : « Je pense », ou que, sans m'élever à cet exemple historique, je déclare simplement que je vois le papier sur lequel j'écris, assurément le bon sens n'y a aucune part. Ainsi encore pour les actes de mémoire, et pour tout ce qui s'accomplit en entier dans notre âme. Ce sanctuaire, si hermétiquement fermé aux autres, où ils ne pénètrent que par les ouvertures que notre bon vouloir et notre sin- cérité leur en entre-bâillent généralement assez peu, nous est tout ouvert à nous, puisqu'il est nous-mêmes. Nous voyons ce qui s'y passe, et chacun de ces phénomènes intimes est d'une telle simplicité, ils sont placés si direc- tement sous notre regard, que nous en prenons connais- sance par une vue immédiate, soudaine, par un coup d'œil. Si c'était là le bon sens, tout le monde en aurait. Et tout le monde n'en a pas. Le jugement du bon sens, quelquefois très simple en apparence, ne l'est jamais au fond. Il porte sur un objet tiré de la réalité et inaccessible aux sens, partant très complexe toujours, composé d'élé- ments multiples souvent fort difficiles à pénétrer. Le bon sens a pour objet toutes les vérités d'ordre concret qui ne tombent pas sous les sens. Pour sentir le beau et pour dis- cerner le bien, nous possédons, comme nous le verrons, deux facultés spéciales, le sens esthétique et la conscience morale; les axiomes mathématiques sont d'un ordre à part et que nous étudierons aussi en son lieu ; tout le reste relève du bon sens. Et tout le reste, ce sont les trois quarts de notre vie intellectuelle : ce sont toutes les questions sur les- quelles nous avons tous les jours à nous prononcer pour l'appréciation de la conduite d'autrui comme pour la direc- tion de la nôtre, et qui renaissent différentes et nouvelles