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426                 CHARLES BAUDELAIRE

    Nous déjeunâmes un jour ensemble dans un petit res-
taurant près du Jardin des Plantes. Malheureusement il
avait amené un tiers, garçon assez épais, presque vulgaire,
mais prétentieux, et qui me paraissait peu fait pour être de
ses amis. Ils avaient, je crus le comprendre, quelques rela-
tions d'affaires. Nous ne pûmes échanger un mot des
choses qui m'auraient intéressé; par contre, ils parlèrent de
littérature en un langage qui bouleversait mes idées de
 normalien. Vainement je hasardai quelques objections.
J'étais comme Ovide chez les Gètes, ne comprenant pas et
n'étant pas compris : Barbarus hic ego sum, quia non inteî-
ligor Mis. Je sortis de là avec les plus tristes pressentiments
sur l'avenir de mon pauvre ami.
    Ce fut notre dernière entrevue. Engagé dans une autre
voie et fixé en province, je n'eus plus l'occasion de le revoir.
Nous étions séparés par la vie, mais bien plus encore,
j'avais pu le constater, par les idées, les habitudes, les rela-
 tions, la manière de voir et de sentir en toutes choses. Un
 de ses camarades de cette époque, qui a fourni quelques
 notes pour sa biographie à l'éditeur Pincebourde, décrit
 ainsi la chambre d'un ami commun où ils se réunissaient
 souvent : « Décor composite, comme les aptitudes du
 « propriétaire, helléniste enragé, peintre de paysages,
 « poète, alchimiste, myslagogue et chasseur de serpents. Des
 « bustes, des ébauches, des statuettes, des bas-reliefs
  « cloués au mur, ou traînant sur chaque meuble •, rien dans
  « tout cela d'extraordinaire au quartier latin. Les four-
 « neaux, les matras, les tubes en trombone, les fioles in-
  « quittantes, pleines d'or et de diamants en préparation,
  « auraient attiré davantage l'œil du bourgeois; et son
  « étonnement eût augmenté devant l'ornement principal
  « du sanctuaire, cette fameuse armoire nauséabonde