Pour une meilleure navigation sur le site, activez javascript.
page suivante »
312                       UNE AVENTURE
qu'au même instant mon pot au lait perdant l'équilibre, lui tomba
juste sur la tête en inondant son visage et ses vêtements ; ah !
ah! ah!... Je n'avais pas envie de rire sur le moment. L'émotion,
la colère, un certain je ne sais quoi qui me faisait battre le cœur
et bouillir le sang... Je m'enfuis à toutes jambes et sans doute le
jeune galant eut assez à faire à se frotter la joue et à se débar-
bouiller de ma crème pour ne pas courir après moi, car je ne le
revis plus. Ah ! ah ! ah ! quand j'y pense, c'est à s'en pâmer. (Elle
se laisse tomber sur le canapé, et devient pensive.) Oui, sans doute,
voilà le côté plaisant de l'aventure, mais elle a aussi un aspect
 sérieux. Boufflers est un fat et un écrivain, deux qualités qui
 vont fort souvent ensemble. En sa qualité d'écrivain, il n'a pas
 cru pouvoir laisser ignorer au public la bonne fortune qu'il avait
 eue de rencontrer à la chasse une petite laitière assez jolie...
 Les faits et gestes de ces messieurs ont une si grande impor-
 tance ! Ce sont des événements ! et ils croiraient voler le public
 en ne lui révélant pas la moindre de leurs actions... Jusqu'ici
 cependant il n'y avait pas grand mal, et le poète, le littérateur
 était dans son droit ; mais voilà le fat qui arrive et qui ne peut
 admettre l'idée de rester dans la réalité prosaïque, de raconter
 l'aventure purement et simplement comme elle s'est passée.
 Avouer que l'on n'a pas eu tous les honneurs de l'entreprise, que
  la petite villageoise a eu le beau rôle et a triomphé, voilà qui
  nuirait singulièrement à votre réputation de séducteur, d'homme
 à bonnes fortunes, et qui serait tout à fait contraire à la vraisem-
 blance et aux convenances littéraires ; aussi, dans l'intérêt de la
  vraisemblance et des convenances, aimez-vous mieux, plutôt que
  d'avouer la vérité, calomnier l'innocence et faire de votre hé-
  roïne une petite niaise qui se laisse prendre sans savoir ni pour-
  quoi ni comment. (Elle se lève.) Mais savez-vous bien, monsieur
  l'écrivain, monsieur le poète, que ceci est tout simplement une
   infamie ! En vain me direz-vous que votre Aline est une incon-
   nue, je vous répondrai qu'elle peut cesser de l'être d'un instant
   à l'autre ; mille indices peuvent mettre sur sa trace, et si on ne
   retrouve pas la véritable Aline, on en inventera une, on en
   créera une de fantaisie ; le monde est si méchant! On mettra sur