page suivante »
78 LETTRES. part, par exemple à l'épaule, elle n'en sera pas moins la Vénus de'Milo, c'est-à -dire le morceau le plus parfait que nous ait légué l'antiquité; mais faudra-t-il pour cela se pâmer devant Sa verrue? Je ne le pense pas. Voilà précisément la mesure que j'apporte dans mon culte quand je me permets d'analyser les chefs-d'œuvre de Lafontaine. Car, il faut bien l'avouer, ce poète délicieux a aussi ses verrues. En poésie, cela se nomme chevilles, et Lafon- taine, quand il dormait —- Dormitat Homerus — s'en permettait de toutes les longueurs : Mot cheville : Cette leçon vaut bien un fromage sans doute ; Vers cheville , C'est là son moindre défaut; Fables chevilles : Le Rat de ville et le Rat des champs, Le Pot de Fer et le Pot de Terre, et quelques autres, hélas ! Mais est-ce à dire que je juge cette peccadille un cas pendable ? Non certes, je soupçonne môme que ces rares imperfections sont des ombres au tableau, c'est-à -dire encore de la perfection. Le bon- homme avait lu Rabelais, et il cachait plus de malice qu'on ne croit sous sa verve, gauloise. Ainsi, Monsieur, j'admire Lafontaine tout autant que qui que ce soit: toutefois,,, mon admiiation va jusqu'à la verrue exclusivement, la vôtre va jusqu'à la cheville inclusivement. Voilà ce en quoi nous différons, et, pour parler en vrai grammairien, nous sommes séparés par deux adverbes en ment, qui, quoique très-longs, ne nous empêcheront pas de nous donner la main, et ne m'empêchent pas, quant à moi, de me dire votre très-obligé pour les lignes aussi spirituelles que bien- veillantes que vous avez consacrées à mon modeste journal. P. LAROUSSE. A cette lettre qui n'ébranlait pas notre opinion, nous nous sommes em- pressé de répondre : Monsieur, Je ne suis point un défenseur fanatique du bon Lafontaine, et, s'il est inimitable, je ne le crois point parfait ; seulement, Monsieur, j'ai eu l'hon- neur de vous dire qu'en louant l'avare et insolente fourmi et en blâmant l'infortunée cigale vous ne vous êtes pas mis au point de vue du fabuliste, vous n'avez pas compris l'auteur. Pauvre, insouciant et poète, Lafontaine a eu besoin des financiers ; il en a été repoussé comme s'il eût vécu de nos jours, et il a lancé une épigramme plus mélancolique que mordante aux hommes d'argent qu'il a représentes comme égoïstes et cruels. Il n'est pas le premier qui ait formulé celle accusation, et une voix plus puissante que la sienne avait tonné bien avant lui contre les riches dont le cœur est endurci et qui sont rejetés du sein de Dieu. Voilà tout, Monsieur. Les accapareurs ne sont pas prêteurs, cela s'est dit de tout temps : c'est là leur moindre défaut, c'est l'avis des philosophes et des sages de toutes les époques et de toutes' les religions. Jamais on n'a trouvé, avant vous du moins, Monsieur, que cette phrase eût quelque chose d'obscur. La fable toute personnelle où il a usé de cette petite vengeance a été mise par l'auteur en tête de son recueil comme celle de toutes qui lui tenait le plus au cœur. Le bonhomme n'était pas méchant, cependant il a été bien aise de mettre au pilori ceux qui avaient repoussé sa prière ; il leur a donné la place le plus en vue ; il les a cloués là pour l'éternité, et ils y