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                 LA
144                   MARCHANDE D'ORANGES

sont plus, dans l'évocation mélancolique de l'époque heu-
reuse où les rossignols chantaient si bien; et peut-être
encore les mères de ces grands'mères elles-mêmes, si elles
ne dormaient leur sommeil éternel sous l'herbe pâle des
cimetières, toutes, fillettes, mamans, grand'mères et aïeules
pourraient se souvenir que, depuis le jour où elles sont
venues s'ébattre enfants sur la grande place, elles ont tou-
jours vu la vieille marchande d'oranges, aussi vieille, aussi
ridée, offrir d'un geste aussi lassé sa pauvre marchandise
aux passants.
   Toutes pourraient se souvenir d'avoir tendu leur main
mignonne à la vieille pour lui donner une petite pièce de
monnaie, le sou des enfants sages, et recevoir en échange
un de ces beaux fruits couleur d'or qui mûrissent là-bas,
aux bords de la mer bleue, sous les rayons du soleil plus
chaud des pays latins.
   Et par tous les temps, dans toutes les saisons, elle est là
à son poste, l'étrange et mystérieuse petite vieille.
   Parfois, en ces jours tristes d'hiver, si exactement sem-
blables les uns aux autres, embrumés et ternes, défilant
comme une longue procession de moines gris, la vapeur
lourde, montée pesamment des bords de la Saône et du
Rhône, s'étendant jaunâtre sur le sol boueux, l'enveloppe
tout entière, et les passants la croient disparue, absorbée,
devenue vapeur elle-même. Mais bientôt, sous un coup de
vent, dans une déchirure du brouillard, elle apparaît encore,
son fichu défait, une mèche de ses cheveux blancs débor-
dant de sa coiffe, — immobile.
   Parfois l'autan furieux qui fait grincer les girouettes,
s'acharne aux portes mal closes, agite comme une liasse
défaite de vieux parchemins, pour les disperser ensuite aux
quatre coins du ciel, les dernières feuilles jaunes des pla-