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364 CHRONIQUE DRAMATIQUE. qu'il donne souvent à des vétilles. Esprit complexe où le paganisme s'en- chevêtre avec le moyen-âge, le matérialisme avec le spiritualisme; il coud ensemble une page de Rabelais à uue théorie de Joseph de Maistre. Il m'a toujours produit l'effet d'un homme du XVI8 siècle écrivant sur le XIXe. Pour en revenir à Mercadet, nous ne croyons pas trop nous avancer en affirmant que, depuis le Mariage de Figaro, aucune pièce aussi vivement écrite n'a été lancée sur la scène française, non que nous voulions comparer Mercadet au chef-d'œuvre de Beaumarchais; mais c'est le même esprit et, à le considérer de près, la même portée révolutionnaire. M. Proudhon , l'anti-révolulion- naire, s'en ferait un argument. Certes, le tableau de mœurs tracé par M. de Balzac n'est pas flatteur ; mais à qui la faute ? j'imagine que si Mercadet eût été représenté an XVIIe ou au XVIIIe siècle, Louis XIV et plus tard Voltaire lui-même n'y auraient rien compris. Chose à signaler ! de tous les types que nos auteurs contemporains ont mis en circulation, les seuls qui aient frappé l'imagination contemporaine, sont tous marqués de la même empreinte, et d'une empreinte peu hono- rable, il faut l'avouer. Mercadet, Bilboquet, Roberl-Macaire , trois frères, trois figures semblables. La trilogie, comme on dit aujourd'hui, est complète, En ce siècle, qui est-ce qui n'est pas un peu Mercadet ? ces fortunes que nos pères gagnaient avec quarante ans de sueurs et de vertus, nous voulons les édifier en vingt-quatre heures. Nous avons fait descendre du ciel, ou monter de l'en- fer une déesse qui siège à la Bourse et chargée de faire éclore, en une nuit, sous ses monstrueuses incubations, avec la protection du gouvernement, des œufs d'or gros comme deux ou trois fois le lingot de la loterie californienne. Sans doute, la pièce de Balzac manque de moralité, il eût été bon qu'on en_ tendît dans le lointain, quand la toile tombe, un écho de police correction nelle ou de cour d'assises. Mais, il faut avouer aussi que, telle quelle, la co- médie frappe plus fort ; et, quoiqu'il en soit, dès à présent, Mercadet est un type qui ne s'effacera plus de la mémoire populaire. Les acteurs ont fait de leur mieux : M. Vernier a récité son rôle avec intelli- gence, mais avec une telle rapidité, une telle volubilité qu'il lui a été impos- sible d'en faire ressortir toutes les nuances. Aussi n'est-il point entré, comme on dit au théâtre, dans la peau de son personnage. Point de relief, point de sangfroid. Mal grimé, d'un physique un peu grêle pour le rôle, la figure trop pâle, il n'a pas réussi à nous donner une idée du vrai Mercadet qu; doit être avant tout un liomme attrayant, séduisant, d'allure méridionale et expansive ; sanguin même comme tous les aventuriers en politique et en af- faires. M. Lureau a énergiquement accusé la figure du créancier mendiant, et Mile Corès, à force de vérité et de grâce, a su relever le rôle de M lls Mer- cadet. C'est une actrice qui possède l'art d'être simple et de dire juste. J. TISSEUR. LÉO» BOITEL, directeur-gérant.