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      ÉTUDE SUR DON QUICHOTTE ET PICKWICK-CLUB              189

templations, passent à travers le monde presque sans le voir,
à qui les réalités du ciel cachent pour ainsi dire celles de la
terre; comme saint Bernard, qui, tout un jour, longe à
cheval le lac de Genève, et le soir, arrivé au gîte, demande
où donc est ce beau lac dont on lui avait tant parlé. Don
Quichotte, roué de coups chaque jour, oublie ses souffrances
en pensant à Dulcinée, qui n'existe que dans son imagi-
nation ; M. Pickwick, pris dans un piège et passant la nuit
au froid et à la pluie dans un parc où il a pénétré, pour
délivrer ce qu'il croit la victime d'une séquestration tyran-
nique, déploie le même stoïcisme. La pensée du bien qu'il
a voulu faire le rend presque insensible au mal qu'il souffre,
ou du moins l'en console. Tous deux recommenceront le
lendemain, oublieux de leur mésaventure et dévoués comme
la veille à leur idéal.
   Mais pourtant la réalité a des droits qu'on ne saurait
toujours méconnaître; son empire s'impose à l'homme par
des exigences et des lois qu'on ne peut enfreindre que dans
une mesure très limitée. Si le bon Sancho Pança n'y veillait,
Don Quichotte mourrait de faim tous les jours, en dépit de
sa sobriété et de son désir d'imiter les héros de ses livres,
qui, parfois, il s'en souvient bien, passaient plus d'un mois
sans manger. Aussi Sancho Pança, qui n'est point du tout
idéaliste, ne néglige pas le bissac aux provisions ; il met du
fromage jusque dans le casque de son maître. Sancho est
le représentant de la réalité comme Don Quichotte celui de
l'idéal ; et c'est un trait de génie dont on ne saurait trop
admirer Cervantes d'avoir imaginé ce contraste et de le
 poursuivre avec tant d'ingénieuses variantes dans tout le
 cours de son livre.
  Eh bien, voici un trait qui me paraît rendre extrêmement
plausible l'hypothèse d'une imitation au moins inconsciente
     N» 3. — Mars 1839.                                14