Entre peine et thérapie

Le cas Lucien Morelle, le violeur d'enfant de Genève

A P.A., cette autre « vie coupable ».

[...] on ordonna au Docteur Lacassagne [...] de m'examiner ; il constata mon état mental et ma maladie épileptique. Je fus ramené à Grenoble où je fus condamné à un an de prison pour menaces de mort contre l'évêque de cette ville. Mémoire inédit de Lucien Morelle, 27 avril 1888, cellule numéro 20 de la prison genevoise de Saint-Antoine, fol. 3b.

A Genève en mai 1885, Jeanne Lombardi égorge ses quatre enfants endormis puis s'empoisonne. Ce « drame de la nuit » bouleverse la ville, mobilise les aliénistes, entraîne la modification du code d'instruction pénale [note] Michel Porret, « Le drame de la nuit : enjeux médico-légaux du quadruple égorgement commis en 1885, à Genève, par une mère sur ses enfants », Revue d'histoire du XIXe siècle (sous presse).. La « question subsidiaire » de la folie devant les tribunaux genevois devient alors légale. Trois ans plus tard, le cas du violeur d'enfant Lucien Morelle illustre aussi l'impact à Genève de la médecine et de la psychiatrie légales sur la qualification du crime, la motivation et l'application de la peine. Condamné le 4 juillet 1888 à vingt ans de réclusion, Morelle, bientôt « aliéné », bénéficie en 1892 d'une ordonnance de « non-lieu » ; il est transféré à l'asile de Bron [note]Archives d'État de Genève (AEG), Jur. Pén. X 768 ; Jur. Pén. X 760 (nous renvoyons infra à ce dossier sans en mentionner chaque fois les pièces). L'asile d'aliénés de Bron, dans l'Est lyonnais, fut construit entre 1869 et 1875 par l'architecte en chef du département du Rhône, Louvier. Destiné, à l'origine, à recevoir 1 200 malades, il est toujours en fonction.. Notamment basé sur une expertise d'Alexandre Lacassagne, le « cas Morelle » illustre l'essor à la fin du XIXe siècle de la médecine légale des criminels aliénés.

Mandat d'arrêt au nom de Lucien Morelle (Archive d'Etat de Genève, Jur. Pén, X 768).

Lundi 2 avril 1888 : Albert-André Tissot, meunier savoyard âgé de 46 ans, habitant 25 rue du Temple (2e étage) dans le faubourg de Saint-Gervais situé sur la rive droite du Rhône, gagne le commissariat de police du 1er arrondissement de la République et Canton de Genève. Peu familier avec les lieux, Tissot dénonce un inconnu de « taille moyenne », vêtu de gris, coiffé d'un « petit chapeau de feutre noir », visage orné d'une « moustache blonde ». Le jour de Pâques (1er avril), au crépuscule, près d'un carrousel, l'inconnu a accosté les enfants de Tissot - Louise et Albert, respectivement âgés de 4 et 7 ans et demi - qui se promenaient « sans permission ». Mesurant 97 centimètres, Louise a les « yeux [et les] cheveux bruns », le « corps bien constitué » [note]Lors du procès, un chroniqueur du Journal de Genève (quotidien libéral) évoque une « charmante blondette aux yeux bleus » (5 juillet 1888, p. 3b) !. Ses habits sont modestes : « robe en poil de chèvre quadrillé écossais », « jupon en flanelle gris rouge », « caleçon en coton tricoté à la machine », « bas en laine bleue ». Contre « deux sous [pour] acheter des bonbons », l'homme demande au garçonnet de porter un billet dans un café proche de l'usine à gaz. Albert obéit, mais comprend qu'on l'éloigne de sa soeur et se rend à la police après avoir réalisé qu'elle a disparu. Entre-temps, l'adulte entraîne Louise par le chemin des Abattoirs, en la portant dans ses bras, vers le bois de la Bâtie qui surplombe le quartier industriel de la Jonction, là où l'Arve afflue dans le Rhône. Ayant lié les mains de la fillette, qui résiste, le moustachu lui impose des « actes de violence ». Selon le réquisitoire du procureur général, il « assouvit sa passion de la façon la plus complète », puis regagne la ville. Vers 20 heures 40, près du cimetière de Saint-Georges (hors de la ville), un marbrier sexagénaire ramasse Louise « errante ». Après l'avoir conduite « toute tremblante » à son domicile pour la réconforter, il remarque qu'elle « était blessée par le sang coulant à terre ». L'ayant identifiée, vers 21 heures 30, le marbrier téléphone à la police, puis la voiture chez elle. Son père la mène alors au poste de Saint-Gervais.

Le policier de service mande un médecin qui examine l'enfant. J'ai trouvé dormant couchée sur un des lits dudit poste, une petite fille enveloppée dans un drap sans couverture note le praticien avant de la faire hospitaliser. A l'examen, j'ai constaté [...] à la fesse gauche un plaie d'environ 4 [centimètres] de long en forme de croissant, à bords francs [...]. Averti qu'il devait y avoir une lésion des parties génitales, j'ai écarté les cuisses et ai constaté une déchirure du périnée, qui m'a paru s'étendre jusque près de l'anus, au-delà de l'hymen, dans le vagin. [...] Pendant ce dernier examen, l'enfant a paru vouloir se réveiller pour retomber de suite dans un profond sommeil.

Le crime odieux

Disposant du signalement de l'agresseur (dépositions des enfants Tissot), un policier enquête le lendemain sur les lieux du rapt. Le fils d'un cafetier a vu un inconnu emporter Louise ; il confirme le signalement de Morelle. Aux abattoirs, le limier apprend que le profil du ravisseur recoupe celui d'un individu venu « s'amuser avec les bestiaux ». L'enquêteur demande alors au directeur des abattoirs de lui signaler le retour éventuel de l'inconnu. De son côté, la presse évoque le « crime odieux », l'« abominable attentat », commis par un « étranger en rupture de ban ». Le 5 avril, vers 12 heures 30, la police arrête l'homme, revenu aux abattoirs pour se « livrer sur les bestiaux à des actes ignobles » (réquisitoire du procureur général). Reconnu par le fils du cafetier, le suspect est mené au « poste de sûreté » : Albert Tissot l'accuse. Conduit ensuite à l'hôpital où se rendent le substitut du procureur général, G. Navazza [note]Marqué par Lombroso, G. Navazza réclamera le 10 novembre 1898 la réclusion perpétuelle contre l'anarchiste Lucheni, meurtrier à Genève (10 septembre 1898) de l'impératrice d'Autriche : Procès Lucheni [...], Genève, Kündig, 1899., un commissaire et un sous-inspecteur de police, ainsi que l'huissier du Parquet, le suspect affronte Louise. « Effrayée », elle le désigne « clairement à trois reprises » parmi les six hommes présents.

"Tremblez Infâme !!!", tract manuscrit affiché à l'église du Sacré-Coeur de Genève (Archive d'Etat de Genève, Jur. Pén., X 768).

Coiffeur et atteint de surdité complète, l'inconnu se nomme Louis Morelle, né le 7 janvier 1864 à Marcigny (Saône-et-Loire), fils de Philibert Morelle et de Jacqueline Joséphine Gaillard. A l'instar des voyageurs modestes, il loge dans un garni du faubourg de Saint-Gervais, hôtel de la Croix d'Or, 6 place Grenus, à côté de la maison où vécut Rousseau. Légalisée par le Code d'instruction pénale du 25 octobre 1884 (art. 106-113), la perquisition de sa chambre montre sa misère. En présence de la logeuse, la police saisit « une valise, deux chemises sales, quelques lettres », la photographie de l'« anarchiste Gauthier » dédicacée à Morelle, ainsi que deux linges de toilette. Ayant saisi ces maigres pièces à conviction, la police trouve sur Morelle des « lettres très compromettantes », dont trois manifestes calligraphiés sur du médiocre papier d'écolier et signés par la Légion des vengeurs qui combat les « sbires du cléricalisme ».

Mis au « violon », Louis Morelle, interrogé par écrit, nie le viol, mais avoue être allé aux abattoirs pour « boire du sang de veau ». Dans son Mémoire, rédigé spontanément en prison (daté du 27 avril), il détaille cette manie obsédante dès 1883-1884 : [...] je fréquentais les abattoirs et me livrai à des actes lubriques contre les animaux. Quand je suis calme, cela me semble incroyable ! Et pourtant je continuai sitôt que les accès me reprenaient. Il confesse aussi avoir

placardé sur la porte de l'imprimerie de la Tribune de Genève [note]Quotidien genevois. une affiche écrite à la main avec de l'encre rouge, intitulée la Légion des Vengeurs. Le 3 avril, Morelle a déjà placardé deux manifestes voltairiens (« Tremblez infâmes !!! ») à la porte de l'église catholique du Sacré-Coeur, puis y dépose le lendemain soir un « flacon [...] rempli de poudre et de petites pierres [qu'il a enflammé] à l'aide d'une mèche et qui a produit une forte explosion.
[note]Un autre objet ressemblant à un pétard non chargé est déposé [par la police] comme pièce à conviction chez le juge. Face au policier, il évoque des « complices » dont il tait le nom, puis avoue ses récidives [note]Jur. Péri. X 768, Extrait du casier du Tribunal de Charolles (Saône-et-Loire), 12 mai 1888.. Morelle a subi deux condamnations à Lyon (22 août 1883, 21 juillet 1884, 6 mois et une année de détention à la prison Saint-Paul) pour vol, coups et blessures. A Grenoble, nouvelle peine (23 mars 1887, un an de prison à la maison centrale d'Embrun, Hautes-Alpes), pour vol de timbres-poste et « menaces de mort contre l'évêque » de cette ville.

Établie par le chirurgien adjoint de l'hôpital cantonal sur « réquisition » policière, la seconde expertise médico-légale des « lésions » corporelles de Louise (5 avril) prouve le crime sexuel : « introduction avec violence d'un corps [...] allongé plus ou moins résistant, tel qu'un pénis, un doigt ou [...] objet ayant un volume absolument disproportionné avec les organes génitaux de l'enfant [qui] a donc été l'objet d'un viol ». Le crime est aggravé par la brutalité qu'illustrent les plaies à la « fesse gauche » provoquées par un « instrument tranchant et pointu ». Le 5 avril au soir, claquemuré dans sa surdité, Morelle entre à la prison de Saint-Antoine (cellule 20). Le lendemain, il est inculpé pour « viol avec violence » sur une mineure âgée de moins de quatorze ans. Il encourt ainsi une peine oscillant entre dix et vingt ans de réclusion - article 277 du Code pénal genevois de 1874. Enquêtant à la rédaction de la Tribune de Genève, la police confirme l'affichage des manifestes de la Légion des vengeurs. Pour la presse libérale et radicale, Morelle incarne une autre figure alors inquiétante qui lui colle à la peau depuis son arrestation à Grenoble [note]Le Progrès de Lyon, 15 janvier 1887, « Importante capture [...] de Lucien Morelle » p. 2. ; ibid., 24 janvier 1887, « L'anarchiste Lucien Morelle [...] a été transféré hier à la prison de Saint-Paul », p. 3 ; Le Nouvelliste, 20 janvier 1887, « L'anarchiste Morelle » p. 2. : le Journal de Genève (6 avril 1888) évoque son « affiliation à des comités anarchistes français » et le Genevois (7 avril) écrit qu'il « entretenait des correspondances avec certains chefs anarchistes ».

"L'anarchiste Morelle", dans Le Nouvelliste, 20 janvier 1887, p.2.

« Suis-je responsable ? »

Présenté le vendredi 6 avril au juge d'instruction qui l'interroge par écrit, Morelle confesse le viol : Je ne sais pas pourquoi j'ai répondu négativement au commissaire de police hier. Dans son Mémoire, il détaille la pulsion irrépressible de son crime : J'allais faire une promenade du côté de Plainpalais [...] ; la petite étant couchée sur l'herbe, releva ses robes, en s'amusant et me fit voir son corps. A cette vue, je sentis le sang me monter à la tête, et mon coeur battre avec violence. Un immense désir me vint ; j'oubliais tout, l'humanité, l'âge de cette malheureuse enfant ; je ne songeais qu'à assouvir ma passion, qu'à satisfaire le désir qui venait de s'emparer de mon être. Ici je m'arrête ! l'on sait comment [...] je menai cette malheureuse enfant vers le bois de la Bâtie pour pratiquer sur elle, un acte, que j'ai peine à croire, si la vérité n'était pas là, terrible et implacable. En suis-je responsable ? Pour moi, oui, car j'aurais dû dompter cet accès de folie. Hélas ! Comment aurais-je pu faire, lorsque mon être, tout entier, était pris d'une frénésie impossible à décrire.

Outre le lieu du viol, quatre problèmes retiennent le magistrat pour le qualifier : Louise a-t-elle résisté en criant ? Quelle est l'origine des blessures fessières ? Morelle a-t-il « accompli l'acte du coït » et souffre-t-il d'une « maladie vénérienne » ? En disant qu'il a relâché sa proie vers 20 heures, il avoue qu'elle s'est débattue. « Complètement sourd », il ne l'a pas entendue hurler. Son couteau a provoqué les plaies, car il a « dû lui couper les cordes de son pantalon ». Occultant la pénétration (« Pendant que je tenais la petite fille, j'ai déchargé du sperme »), Morelle nie être vénérien. Avant de signer son interrogatoire, il confirme sa responsabilité dans l'« affaire des affiches et de l'église ».

Répétition de la plainte paternelle et du témoignage du marbrier, nouveau bilan médico-légal du viol basé sur les vêtements ensanglantés de Louise : dès le samedi 7 avril, l'information progresse. Un généraliste et le légiste de Genève Hippolyte Jean Gosse (1834-1901) - élève d'Ambroise Tardieu, patron de la morgue, spécialiste des taches et de la photographie cadavérique [note]Hippolyte-Jean Gosse, Des taches au point de vue médico-légal, Thèse, Paris, Delahaye, 1863 ; Notes médico-légales. La Photographie après décès, Genève, Georg, 1896. - quantifient la plaie étendue de l'« orifice vulvaire jusqu'au bord antérieur de l'anus ». Paletot, gilet et pantalon rayé en drap gris bleu, chemise en coton blanc (boutons d'os et de métal aux manches et sur le devant), mouchoir de poche en coton bleu : l'examen microscopique (13 avril) des vêtements usés de Morelle montre à Gosse des taches de sang, ainsi que « deux spermatozoaires [...] entiers et un certain nombre [...] brisés ». Le légiste objective ainsi la thèse du viol. Incriminé, Morelle sollicite un avocat (lettre du 7 avril) en exposant son désarroi physique, moral et matériel : Monsieur ! Ayant dans un accès de folie commis un viol avec violence sur une malheureuse enfant, je prends la liberté de vous écrire cette humble lettre pour vous prier de prendre ma cause en mains. /Etant d'une surdité complète, il me serait impossible de me défendre moi-même. /Je ne demande pas de grâce, Monsieur. Je veux que Justice soit faite ; je vous écris parce que je suis un malheureux dont la raison s'égare, et qui a commis un crime dans un accès de folie que je ne puis expliquer. Je vous prie donc, Monsieur, d'avoir la bonté de me seconder dans cette situation où la mort serait préférable. [...] Je suis très pauvre, Monsieur, je vous prie ainsi de faire votre possible pour arranger la cause, car je ne voudrais pas faire tort à mes Parents [...].

La police établit les antécédents de Morelle à Genève. Entre octobre 1885 et le 29 mars 1888, il y loge trois ou quatre fois dans un garni du faubourg, notamment avec une femme (âgée de 28 ans) présentée comme sa soeur. « Sans ressource », isolé, il vivote avec une « vingtaine de francs », gagnés à la prison d'Embrun. Il dérobe à sa logeuse six albums photographiques, qu'il brade pour un franc chez un libraire. Voulant se « faire arrêter », il écrit alors une carte postale anonyme au « Directeur de la Police de sûreté ». Il se dénonce pour « faire croire à un [inexistant] complot anarchiste » :

Monsieur /Je vous envoie cette lettre pour vous prévenir que d'odieux attentats se préparent contre les établissements religieux de la ville. Un heureux hasard m'a fait connaître l'instigateur de ces complots qui est un nommé Morelle, anarchiste très dangereux ! - N'ayant guère le temps de vous expliquer, je puis vous dire qu'il reçoit ces lettres à la poste restante de la ville aux initiales : L.M. / Je reste à votre entière disposition au temps voulu et désire garder l'anonyme pour le moment [...].

L'avis de Lacassagne

Emmuré dans sa surdité, soulagé car arrêté, Morelle ne se « plaint de rien ». Il intrigue les magistrats et les experts qui le sondent physiquement et mentalement. Il convient avoir dédicacé lui-même la photographie de Gauthier saisie dans sa chambre (pour faire croire que j'étais en relation avec un anarchiste).

Dès le 5 avril, Gosse l'examine dans sa cellule afin de « relever les traces qu'aurait pu [y] laisser l'attentat ». « Taille 1.63 m., indice céphalique 89.75 ; cheveux blonds, yeux bleus », imberbe, denture saine malgré l'absence des « molaires supérieures droites », légère déviation de la colonne vertébrale, « respiration normale », « pouls régulier » (76 pulsations par minute), « verge [privée] de prépuce [avec] légère torsion à gauche, elle a une longueur de 0.075 m., le gland présente un diamètre de 0.015 m. » : l'ayant ainsi mis en fiche anthropologique, Gosse l'interroge par écrit. Il veut dresser sa biographie d'homme coupable. Ayant un frère célibataire et une soeur mariée, souffrant d'anémie jusqu'à 15 ans (sa mère le gave d'huile de foie de morue), il souffre vers 18 ans d'un « chancre phagédénique qui lui aurait rongé le prépuce », qu'à Lyon, un élève en pharmacie charcute puis ampute. « Tiré au sort en février 1884 », il est réformé en raison de sa surdité provoquée vers 1880 par un courant d'air. Il travaille momentanément à Lyon, au salon de coiffure de son père (27 rue de la Charité) qu'il quitte en raison de son handicap. Fugitivement ouvrier (dans la métallurgie ?), il contracte en 1884 une blennorragie, puis se fait « entraîner » à Grenoble par Marie Bron. Venu avec elle à Genève, il l'abandonne car elle se prostitue. A la main gauche, son alliance en cuivre doré signale cet amour raté. Portant des traces de vaccins récents (prison d'Embrun), ses bras sont tatoués. « Deux fleurets croisés » ornent la « partie médiane et externe du bras droit », alors que la partie « inférieure et postérieure » du bras gauche révèle la devise de Morelle : Honneur au courage/Souvenir. La face dorsale de la main gauche montre les restes d'un tatouage : E. de F. Ces initiales louent un personnage que Morelle « avait trouvé dans un roman » (Eric de Fenestrange). Niant s'être livré à la « pédérastie ces dernières années », il a pourtant eu vers 16 ans des « rapports sexuels avec un de ses amis à l'époque [de] ce tatouage ». Ni « trace de syphilis », ni « écoulement blennorragique » : selon Gosse, Morelle est sain. Le légiste normalise pourtant sa vie coupable - moralité déviante, marginalité criminogène - incarnée dans son corps.

Palais de Justice de Genève, place du Bourg-De-Four (Centre d'Iconographie genevoise, VG 9581).

Morelle est-il aliéné ? Pour répondre à cette question, légale devant les tribunaux genevois dès le 27 avril 1887, le procureur général obtient une copie (6 juin 1888) du « Rapport » (6 février 1887) rédigé par Alexandre Lacassagne sur l'« état mental » de « Morelle Louis, dit Lucien » [note]Jur. Pén. X 768, « Rapport Dr. Al. Lacassagne » (4 p.).. Arrêté à Grenoble pour vol et « participation à un complot anarchiste », « halluciné » et « monomane » selon la presse [note]Le Nouvelliste, 25 janvier 1887, p. 3., Morelle est alors incarcéré à la prison Saint-Paul de Lyon. Le légiste l'examine, comme il le fait avec d'autres condamnés mis en confiance [note]Philippe Artières, Le Livre des vies coupables. Autobiographie des criminels (1896-1909), Paris, Albin Michel, 2002, pp. 26-37.. En « bonne santé », rasant ses co-détenus, Morelle est un prisonnier modèle : Pendant tout le temps de ma peine, note-t-il dans son mémoire, ma conduite fut exemplaire ; je ne subis pas une seule punition, la plus légère qu'elle fût.

La surdité complique l'examen mental. Il faut écarter toute idée de simulation, souligne Lacassagne. J'habitais, il y a environ 6 ans, rue de la Charité, en face de la boutique du père de Morelle ; je savais qu'à cette époque, ce jeune homme était atteint de cette infirmité. Entre Lacassagne et Morelle, le dialogue repose sur l'échange de « notes » écrites - questions, réponses. Les « interrogatoires » permettent au légiste de « préciser l'état mental » de Morelle. Sa souffrance morale repose sur la surdité contractée à l'âge de 14 ans. Emplie de « bourdonnements continus », l'infirmité sensorielle culmine lors d'« attaques avec pertes de connaissance ». Ces « vertiges épileptiques » résulteraient de l'altération dans la « structure ou la circulation des centres nerveux ». Frôlant la « manie », l'aliénation de Morelle est donc nerveuse.

"Vue générale de l'asile de Bron", Le Progrès Illustré, 25 septembre 1892, p 8 (BM Lyon, 5752).

Son activité onirique répare son handicap :

Signalons cette particularité, note Lacassagne, que dans ses rêves il croit entendre.
Pour compenser son « infirmité », Morelle - « intelligence vive », « beaucoup d'imagination » - a fait de « grandes lectures », ce qui lui confère une « certaine culture intellectuelle ». Dans son Mémoire, il note ainsi :
Je songeais souvent à ma jeunesse à Lyon, et à l'abandon de plusieurs personnes intéressées à moi. Notamment Monsieur Léopold Niepce [note]Léopold Niepce (1813-1898), conseiller à la Cour d'appel de Lyon, érudit, collectionneur, auteur de monographies régionalistes, dont La Magistrature lyonnaise : 1771 à 1883, Paris, Larose, 1885., président des Inscriptions et Belles Lettres, archiviste de Lyon, expert, qui attendait ma guérison pour m'instruire et commença par mettre sa bibliothèque à ma disposition.
Ayant « beaucoup de sensualité », lié aux siens, Morelle manquerait de tout sens « moral », même si ses « convictions religieuses sont fermes ». Pétards dans l'église du Sacré-Coeur de Grenoble, placards muraux, « lettres anarchistes [...] écrites à lui-même » : le complot recoupe un imaginaire compensatoire de la vie médiocre.
Il voulait, résume Lacassagne, sortir de la [misère] dans laquelle il se trouvait [...]. En même temps, cette affiliation supposée avec le parti anarchiste attirait l'attention sur lui et cette renommée éphémère caressait beaucoup son amour-propre.
Morelle est un peu mythomane.

« Blond », « frêle », « délicat », « visage doux, timide » : son « aspect physique » est aussi trompeur que ses « apparences morales ». Il loue d'ailleurs sa « ressemblance avec Lord Byron », ironise Lacassagne. Sa morphologie contredit son comportement de délinquant, dont la dangerosité réside dans ce que masque son bel « aspect physique ». Pour conclure, Lacassagne juge l'« état mental » de Morelle « sain au point de vue de la responsabilité » morale, partiellement diminuée par la surdité et l'« altération probable d'une partie des centres nerveux ». Nerveusement aliéné, moralement responsable : ce diagnostic pondéré pèsera sur le procès genevois de Morelle.

Punir ou soigner l'être immonde ?

Le 30 avril, Louise Tissot est « complètement guérie » (certificat médical, hôpital cantonal). Bouclée, l'instruction revient au procureur général. Ayant lu le rapport de Lacassagne qu'il a sollicité, il estime que Morelle peut être jugé (18 juin). L'acte d'accusation (28 juin) énonce sa vie coupable : « antécédents fâcheux, concubinage, vols et violence en récidive, bestialité aux abattoirs, affiches subversives, dépôt d'une bombe dans l'église du Sacré-Coeur pour « attirer l'attention ». Information judiciaire, rapports médico-légaux, « aveux du prévenu » : tout démontre sa culpabilité, tout motive sa « mise en accusation ». Il répondra donc du « crime de viol avec violences » (articles 279, 280 du Code pénal genevois). Le procès aux Assises s'ouvre le 4 juillet à 9 heures du matin, en présence de la presse - le Genevois, le Journal de Genève, la Tribune de Genève [note]Cf. aussi La Semaine judiciaire, Genève, 1888, pp. 446-447.. Entouré de gardes, enfermé dans sa surdité, le « repris de justice » Morelle comparaît « libre de liens ». Jury assermenté de douze hommes tirés au sort, seize témoins et trois experts médicaux déposant « sans haine et sans crainte », accusé qui reconnaît les pièces à conviction et répond aux questions écrites du juge : l'audience va bon train. Un incident l'émaille et discrédite Morelle qui « part d'un éclat de rire » lorsque sa logeuse témoigne contre lui... mais n'en « persiste pas moins à faire le sourd » jusqu'au terme du procès.

Les réquisitoires fustigent l'« être immonde » : Messieurs les jurés, clame l'avocat de la partie civile, lorsqu'on rencontre une bête venimeuse [...], on l'écrase ; au nom du père et de la mère, au nom de la victime elle-même, je vous demande justice. Au nom de la société [...], vous condamnerez cet individu qui doit disparaître pendant longtemps de cette société. Pour les « êtres petits, faibles, incapables de résister » aux prédateurs sexuels, le substitut du procureur général accable la « responsabilité » du violeur et demande au jury d'être « impitoyable ». Opposé ici aux « circonstances atténuantes », il exige le « maximum de la peine » pour « terroriser les imitateurs de Morelle ». Evoquant les « antécédents judiciaires » et la « conduite inexplicable » de son client, l'avocat de la défense plaide la thèse de l'« aberration d'esprit ». En vain, il demande que la « question subsidiaire de la folie soit posée ». Peu avant 16 heures, les débats s'arrêtent. Après vingt minutes de délibération à huis clos, le jury énonce le verdict « pur et simple » de culpabilité. Il répond « non » à la question subsidiaire de l'« aliénation mentale ». Suivant le Parquet qui retient la responsabilité de Morelle, la Cour le condamne à vingt ans de réclusion criminelle et à 2 000 francs de dommages et intérêts pour la partie civile. Ayant lu la sanction de son « crime odieux », le « misérable » Morelle, muré dans son silence, n'exprime aucune « trace d'émotion ». La presse y voit son endurcissement dans le mal.

Bulletin des objets trouvés sur Lucien Morelle à son entrée à la prison de Saint-Antoine, Genève, le 5 avril 1888 (Archives d'Etat de Genève, Jur. Pén., X768d)

Entre peine et thérapie, la destinée complexe du condamné Morelle illustre le flou institutionnel qui la happe [note]AEG, Aliénés Bb2, fol. 33, 38 ; Registres Grand Conseil, 12, Commission grâce (dossier Morelle : vide) ; Mémorial des séances du Grand Conseil, lundi 2 mai 1892 ; Dossiers d'expulsion Etrangers, J 6344.. Contre la thèse de l'aliénation qualifiée par l'article 52 du Code pénal genevois de 1874, la justice a retenu la responsabilité criminelle de Morelle qui, pourtant, se retrouve dans la posture d'un malade mental. Incarcéré à la prison de Saint-Antoine le 4 juillet, à l'issue de son procès, pour purger sa peine de vingt ans, il est transféré le 5 novembre 1888 à l'asile psychiatrique des Vernets. Il en ressort le 28 mai 1891 pour retourner en prison jusqu'au 25 février 1892, date à laquelle il revient aux Vernets. Alertée par ce va-et-vient, la Commission de Grâce examine le recours (avril) de Morelle. Vu son « état » mental, elle fait adopter le lundi 2 mai 1892, un « préavis favorable » à sa libération. La grâce sera effective lorsque les autorités françaises légiféreront pour « son internement dans un asile d'aliénés ». Le 5 décembre 1892, sachant que Morelle sera enfermé, le Département de justice et de police l'expulse vers la France. Via Bellegarde, il est mené à l'asile de Bron.

Portrait photographique d'Alexandre Lacassagne en buste ca. 1905 (coll. part.).

A lui seul, Morelle, interlocuteur fugitif de Lacassagne en 1887, incarne le sujet parfait de la criminologie positiviste. Si elle bâtit son discours normatif sur la biographie à charge de l'accusé, celui-ci évoque la genèse de son passage à l'acte dans les termes mêmes des experts. En outre, il subit les hésitations de la justice et de la psychiatrie fin-de-siècle. Juges et médecins peinent en effet à « objectiver » la folie. Il n'existe nulle « ligne nette et sûre » entre la « sanité » et l'« insanité » mentales pour qualifier le crime commis par un « aliéné », affirme en 1880 Henri Maudsley, professeur de médecine légale à 1'University-College (Londres), partisan d'une science mentale « positive » [note] Henri Maudsley, Le Crime et la Folie, Paris, Baillière, 4e éd., 1880, p. 38.. Demandant s'il « est responsable [de sa] folie », implorant l'« expiation » de son crime, Morelle aurait conforté le légiste anglais lorsque dans son Mémoire il montre combien sa vie coupable repose sur une limite fragile. Celle qui sinue entre sa souffrance aliénante, son passage à l'acte et son rétablissement : Il me venait des élancements à la tête, des sentiments de vertige, des douleurs dans les tempes ; souvent il me semblait que ma tête était séparée en deux parties qui se frappaient l'une contre l'autre ; c'était un malaise inexplicable. [...] Après la folie, la réaction s'opère ; malheureusement quand le mal est fait. Il faudra un jour suivre Morelle l'aliéné, dans sa vie d'interné à l'asile de Bron...