Nous nous sommes tant aimés
Cesare Lombroso et Alexandre Lacassagne, ou émulation, friction et collaboration entre Turin et Lyon.
Dans le cabinet d'un juge d'instruction sont réunis un magistrat, le célèbre Dr Lombroso et un criminel encadré de deux gendarmes. L'homme reconnaît avoir tué une vieille femme pour la voler. A l'invitation du juge, Lombroso examine le criminel. Il considère gravement sa langue, lui palpe le crâne et décèle immédiatement chez lui une adhérence du cerveau à l'enveloppe crânienne. Il brandit alors son scalpel devant le criminel effaré et se propose de lui faire une minuscule incision dans la tête, pour confirmer son diagnostic. Il glisse à l'oreille du juge que l'homme est non seulement un meurtrier, mais aussi un malade ; ce serait folie de l'abandonner à la justice expéditive des hommes. Poursuivant son examen, le criminaliste interroge avec beaucoup de gentillesse l'assassin au sujet de ses ascendants. Que faisaient vos ancêtres au milieu du XVIIIe siècle ? s'enquiert-il doucement, avant de faire avouer à l'homme que sa tante et son grand-père étaient atteints de folie. A l'issue de son examen Lombroso propose à l'assassin de séjourner dans sa clinique. Vive le docteur !, s'exclame ce dernier quand les gendarmes l'emmènent.
Portrait de Casare Lombroso dans Archivio di psichiatria [...] , fasc. IV-V, vol. XXX, décembre 1909 (BM Lyon, 135280).Tous malades
Signée Alfred Capus [note]Journaliste et écrivain, Alfred Capus (1858-1922) collabora au Gaulois, à L'Illustration et au Figaro, dont il devint le directeur politique en 1914. II est l'auteur de plusieurs romans et pièces de théâtre à succès., cette petite saynète satirique intitulée Tous malades est publiée dans un numéro de L'Illustration [note]Alfred Capus, «Tous malades », L'Illustration, 5 mars 1892. de 1892. Elle met en scène le célèbre et mystérieux criminaliste italien Cesare Lombroso. Sa popularité est alors internationale, et de récentes traductions lui assurent une notoriété grandissante dans notre pays. Après la conquête des salles de cours et des amphithéâtres, la science lombardienne vient éclairer le grand public. Les caricaturistes s'emparent de ses découvertes, comme en atteste cette petite saynète humoristique. Le savant turinois apparaît sous les traits d'un illuminé cruel, réservant un sort peu enviable aux criminels : il se propose d'ouvrir le crâne de l'assassin, séance tenante, à seule fin de confirmer une hypothèse savante. Mais il se montre également permissif, puisqu'il invite finalement celui qui vient d'échapper à la peine capitale à venir se reposer dans sa maison de santé où, comme il le précise, il sera bien nourri. Le cri du coeur de l'assassin quand il est emmené, « Vive le docteur ! », prouve bien que le savant italien est du côté des criminels, du moins en apparence, car cette générosité ne cache-t-elle pas un sort encore plus terrible que la guillotine ? Capus, en quelques traits acérés, résume l'essentiel des légendes qui ont cours en France sur les criminalistes et sur leur saint patron, Cesare Lombroso, figure marquante de la criminologie au tournant du XIXe siècle.
Portrait photographique d'Alexandre Lacassagne, au pied, vêtu de sa toge de professeur coll. part.).En effet, la vogue de la criminologie prend naissance en Italie sous l'impulsion du médecin italien Cesare Lombroso (1836-1909). Né à Vérone dans une famille de vieille ascendance juive, Lombroso étudie la médecine, tout d'abord à Pavie puis à Vienne, où il se familiarise avec la psychiatrie. De retour en Italie, il se consacre à l'étude du crétinisme et de la pellagre [note]Due à une carence alimentaire en vitamines, la pellagre est une maladie qui se traduit par l'apparition d'éruptions cutanées., deux maladies endémiques frappant les campagnes aux environs de Milan.
Sa thèse de médecine, soutenue à Pavie, est consacrée au crétinisme. Il y étudie les ravages de cette maladie dans les populations isolées des vallées alpines et considère le crétin, être violent et arriéré, victime de carences liées à la nature du sol. Mais Lombroso, au-delà d'un simple constat sanitaire, incrimine la misère et dévoile l'état d'arriération sociale et politique de ces populations. Il se plonge dans le folklore local et peint avec pittoresque et compassion le quotidien des villages isolés où frappe ce mal terrible.
Cesare Lombroso entreprend d'autres travaux sur la pellagre, maladie liée à la misère, selon la même méthode. S'il découvre dans le maïs gâté dont se nourrissent, faute de mieux, les paysans pauvres de la région de Milan, l'origine de cette maladie, il entrevoit d'autres facteurs. Derrière cette cause immédiate, l'hygiéniste dévoile la responsabilité des propriétaires dans cet empoisonnement à grande échelle. Ces écrits des années 1860 révèlent chez le médecin hygiéniste un vrai talent de reporter, tant dans la peinture d'un territoire mal connu, peuplé d'êtres mystérieux, abandonnés à un sort terrible, que dans la recherche des causes véritables, des responsabilités et des remèdes sociaux. Ses premiers liens avec la France se tissent alors par l'entremise du médecin et homme politique Théophile Roussel [note]Médecin spécialiste de l'hygiène et de l'enfance, Théophile Roussel fut chargé en 1847, par le ministre de l'Agriculture, d'étudier la pellagre dans le Sud-Ouest de la France.. Pour ces travaux, il est fait membre d'honneur de la Société d'hygiène de Paris à la fin des années 1870.
Détail d'une lettre de Cesare Lombroso à l'en-tête des Archivio di psichiatria, antropologia criminale e scienze penali [...] (BM Lyon, s.c.).La naissance de l'homme criminel
Autre épisode phare de la biographie du jeune Lombroso, son engagement en tant qu'officier de santé dans l'armée piémontaise mobilisée contre le brigandage, dans les provinces du Sud à peine unifiées. Ces opérations de pacification, ainsi que le pouvoir les présenta alors, furent d'une très grande ampleur puisqu'elles mobilisèrent jusqu'à la moitié des effectifs de l'armée du jeune royaume. Ecrit dans ces circonstances, le volume In Calabria est un reportage médico-ethnographique sur cette région du Sud de l'Italie, victime d'une maladie égale au crétinisme et à la pellagre : le brigandage. Empruntant à l'histoire, à la géographie physique, à la démographie, à l'étude des langues, des coutumes et du folklore, Lombroso part à la découverte et à la conquête d'un territoire hostile, mystérieux et qui, par bien des aspects, ressemble aux contrées inexplorées de l'Afrique, où pullulent maladies endémiques et populations barbares.
L'hygiénisme, s'il touche alors l'ensemble des pays européens, offre une véritable spécificité dans sa version italienne : l'intérêt - bientôt fait obsession - pour le phénomène criminel. Brigandage, enlèvements, vols, meurtres, même s'ils prennent parfois le masque de la résistance à l'oppression contre le nouveau pouvoir piémontais, apparaissent comme des phénomènes pathologiques. Les espérances suscitées par l'unité politique se trouvent entravées par la montée de ce péril. Le primato de l'Italie, domaine-phare où le pays neuf se doit alors d'exceller, se réalise dans le domaine peu enviable du crime.
L'ampleur du phénomène suscite de vives inquiétudes chez un observateur aussi attentif que Lombroso ; la lutte contre le crime devient à ses yeux la suite logique du combat unitaire. C'est le point d'articulation entre ses premières préoccupations pour l'hygiène et son intérêt, toute sa vie durant, pour la délinquance. Dès 1871, lorsque commence à paraître La Rivista di discipline carcerarie, il offre sa collaboration ; en 1872, il inaugure ses premiers cours libres consacrés à l'homme criminel, à l'université de Pavie. Lombroso donne à la science italienne sa première reconnaissance internationale après l'unification, précisément dans ce secteur.
Couverture de l'Homme criminel, par Cesare Lombroso Paris, Felix Alcan, 1895, t. 2 (BM Lyon, 434607).L'école italienne de droit pénal
Cesare Lombroso, en 1906, lors de la séance d'ouverture du Sixième Congrès international d'Anthropologie criminelle, a mis en scène avec brio la naissance de cette science. L'épisode, histoire ou légende, mérite d'être conté. Au cours d'une autopsie pratiquée sur le corps d'un bandit calabrais, Cesare Lombroso remarqua sur son crâne une conformation particulière de la fossette occipitale. A la vue de cette fossette, le problème de la nature du criminel m'est apparu d'un coup illuminé. Comme une large plaine sous un horizon infini, il devait reproduire à notre époque les caractères de l'homme primitif ou des plus lointains carnivores. De cet éclair naît une oeuvre publiée en 1876, L'Uomo delinquente studiato in rapporto all'antropologia, alla medicina legale e alle discipline carcerarie [L'homme criminel étudié dans ses rapports avec l'anthropologie, la médecine légale et les disciplines pénitentiaires], compilant les connaissances rassemblées sur la question et une science : l'anthropologie criminelle.
Selon Lombroso, l'homme criminel est un être hors du temps, incapable de s'adapter à la société moderne avec laquelle il entre inévitablement en conflit. Manifestation de l'atavisme (réapparition soudaine, chez un individu, de caractéristiques ancestrales) le criminel-né est une résurgence de l'homme primitif. Outre son comportement, brutal et sanguinaire, il possède des caractéristiques physiques identiques : Une capacité crânienne réduite, le front fuyant, le développement exagéré des sinus frontaux, [...] la fréquence plus grande des sutures médio-frontales, de la fossette occipitale moyenne, la plus grande épaisseur de l'os du crâne, le développement disproportionné de la mâchoire et des pommettes, l'obliquité de l'orbite, la peau plus sombre, des cheveux plus épais et plus drus, les oreilles en forme d'anses ou volumineuses, une plus grande ressemblance entre les sexes, une activité reproductrice moindre, une moindre sensibilité à la douleur, une sensibilité morale diminuée, la paresse, le manque complet de remords, l'imprévoyance qui ressemble à du courage et le courage qui alterne avec la lâcheté, la grande vanité, une tendance à la superstition, une susceptibilité accrue et, pour finir, une conception relative de la morale et de la religion. Le portrait est saisissant, la question brûlante, l'hypothèse savante teintée d'évolutionnisme darwinien, séduisante : le succès de la théorie lombrosienne est immédiat. L'Homme criminel devient un best-seller ; outre les nombreuses éditions italiennes, bientôt accompagnées d'un atlas richement illustré, les traductions s'enchaînent dans les principales langues européennes jusqu'à la fin du siècle.
La « Scuola lombrosiana »
A Turin, un groupe de savants se forme et s'organise autour du médecin : la scuola positiva ou école positive. Lombroso reçoit le renfort d'anthropologues, de médecins et surtout de juristes soucieux de moderniser le droit par l'apport des sciences naturelles. Le plus brillant d'entre eux, Enrico Ferri, fonde la sociologie criminelle et pose, dans une photographie célèbre, le regard plongé dans les orbites creuses d'un crâne de criminel. La fondation de la revue du mouvement, l'Archivio di Psichiatria e di Antropologia criminale, en 1880, permet de suivre pas à pas l'évolution et l'organisation d'une science qui de l'homme criminel, en tant qu'espèce naturelle à part, tend à considérer le phénomène criminel de manière extensive. Tatouage, argot, moeurs, auteurs de crimes en série, alcoolisme, vagabondage, prostitution, foules et sectes criminelles, criminalistique et identification judiciaire, rien n'échappe à l'empire de cette science géante.
Reconnaissance institutionnelle, une chaire d'anthropologie criminelle est créée pour Cesare Lombroso au début du XXe siècle, flanquée d'un laboratoire, d'une bibliothèque et surtout d'un musée où quelques érudits viennent contempler la magnifique collection de squelettes, cerveaux, tatouages et portraits de criminels. La « Scuola lombrosiana » connaît un développement sans précédent, faisant du savoir criminologique le premier produit intellectuel italien d'exportation. D'Italie, la bonne parole se diffuse à l'étranger et Lombroso fait bon nombre d'adeptes en Espagne, en Allemagne, en Russie, en Belgique et bien sûr en France. Une véritable internationale lombrosienne s'organise avec ses dogmes, ses revues, ses congrès et, bien sûr, ses schismes.
"Crânes de criminelles", dans L'Homme criminel [atlas], par Cesare Lombroso Paris, Félix Alcan, pl. XXV (BM Lyon, 434607).La branche française est animée par Alexandre Lacassagne, qui devient pour les publicistes de l'époque le « Lombroso français ». Il groupe, à l'instar de son homologue turinois, savants et érudits autour des Archives de l'anthropologie criminelle en 1886. Ainsi dans le dernier quart du XIXe siècle, Lyon et Turin deviennent à quelques centaines de kilomètres de distance seulement, les hauts lieux du savoir criminologique en Europe.
Le premier échange entre Italiens et Français a pour terrain les statistiques pénales. Enrico Ferri est venu en France au début des années 1880 pour étudier le phénomène criminel dans les statistiques du ministère de la Justice. Lacassagne dans la Revue scientifique reconnaîtra le mérite de ses travaux ; il évoque
M. Enrico Ferri, professeur de droit criminel à Bologne, un des plus distingués dans cette phalange si remarquable de savants italiens. On travaille beaucoup de l'autre côté des Alpes, Messieurs, et s'il y a longtemps eu des imitateurs, soyez certains qu'il y a maintenant des guides et des maîtres.[note]Alexandre Lacassagne, « Marche de la criminalité en France de 1825 à 1880. Du criminel devant la science contemporaine », Revue scientifique, 28 mai, 1881, p. 676 (BM Lyon, 158516). L'intérêt du Lyonnais n'est pas fortuit, puisque, simultanément, il lance dans les brisées de l'anthropologie criminelle italienne plusieurs jeunes étudiants en médecine. Henry Chaussinand tout d'abord, puis Albert Bournet dans une thèse [note]Albert Bournet, De la criminalité en France et en Italie. Etude médico-légale, Paris, Baillière, 1884, p. 435 (BM Lyon, 135412). donneront à la question ses développements les plus notables. Bournet - il dirigera bientôt la chronique italienne des Archives - effectue le 11 octobre 1883 une visite à Enrico Ferri aux airs de pèlerinage, relatée dans un article du Lyon médical [note]Albert Bournet, Lettres médicales écrites d'Italie, Paris, Baillière, 1884, p. 35 (BM Lyon, 135413).. Le rapprochement entre Lacassagne et Ferri est peu connu. Contrairement aux juristes français contemporains, Ferri est un bon connaisseur du droit criminel déterminé à rapprocher, par le biais des découvertes de la science anthropologique, la médecine et le droit. Pour sa part, Ferri trouve en Lacassagne un médecin tout à fait convaincu de l'importance des facteurs sociaux, et dont les travaux pouvaient de façon décisive orienter Lombroso, plus timide en la matière, vers l'étude de ces derniers. Les liens tissés entre Lacassagne et Lombroso sont tout aussi décisifs. « En 1879, raconte le médecin lyonnais, lors de l'apparition de la seconde édition de L'Homme criminel, j'avais adopté avec enthousiasme les idées de Lombroso, tout en faisant apparaître cependant quelques réserves. Deux ans après j'allais faire visite au professeur de Turin . » Une collaboration s'établit par-dessus les Alpes. La présence des Français dans l'Archivio est attestée dès la quatrième livraison de l'année 1880, où Brouardel ainsi que Lacassaigne (sic) deviennent collaborateurs de la revue. Le Lyonnais apporte même sa pierre à l'édifice lombrosien en corroborant l'assimilation classique sauvage/criminel basée sur la phrénologie, par la découverte d'une caractéristique morphologique frappante : la grande amplitude des bras. Une série de mesures effectuées sur des criminels, en collaboration avec le Docteur Vincens, dévoile ce nouvel indice. Lacassagne publie à Turin un article sur le « Rapport entre la taille et la grande ouverture des bras sur 800 délinquants ». De ses mesures sur le vif, des études qui jusqu'alors faisaient défaut en France, il déduit : « Nous pouvons dire que du point de vue de l'anthropologie criminelle, les délinquants s'approchent, par la grande extension en largeur des membres supérieurs, des races primitives. Cette observation offre un nouvel appui à la théorie de notre ami Lombroso et vient ajouter de nouvelles preuves à celles déjà produites par le médecin légiste de Turin . » La convergence est alors grande entre les deux savants, et un autre article, à l'abord assez curieux, le confirme : « De la criminalité chez les animaux » (Lyon, L. Bourgeon, 1882). Tout d'abord publié dans la Revue scientifique, le texte remanié est repris dans le Journal de 1'Ecole de Lyon. « Nous sommes heureux, écrit le médecin lyonnais, de dire que l'idée de ce travail nous a été suggérée par notre ami le professeur Lombroso, de Turin... ».
Les liens tissés entre Lacassagne et Lombroso sont tout aussi décisifs.
En 1879, raconte le médecin lyonnais, lors de l'apparition de la seconde édition de L'Homme criminel, j'avais adopté avec enthousiasme les idées de Lombroso, tout en faisant apparaître cependant quelques réserves. Deux ans après j'allais faire visite au professeur de Turin .[note]A. Lacassagne, « Cesare Lombroso », Archives de l'anthropologie criminelle, XXIV, 1909, p. 895 (BM Lyon, 135190). Une collaboration s'établit par-dessus les Alpes. La présence des Français dans l'Archivio est attestée dès la quatrième livraison de l'année 1880, où Brouardel [note]Paul Brouardel (1837-1906), célèbre médecin légiste, doyen de la Faculté de Médecine de Paris, peint par Léon Daudet dans ses Souvenirs littéraires. ainsi que Lacassaigne (sic) deviennent collaborateurs de la revue. Le Lyonnais apporte même sa pierre à l'édifice lombrosien en corroborant l'assimilation classique sauvage/criminel basée sur la phrénologie, par la découverte d'une caractéristique morphologique frappante : la grande amplitude des bras. Une série de mesures effectuées sur des criminels, en collaboration avec le Docteur Vincens, dévoile ce nouvel indice. Lacassagne publie à Turin un article sur le « Rapport entre la taille et la grande ouverture des bras sur 800 délinquants » [note] A. Lacassagne, « Rapporto fra la statura e la grande apertura della braccia su 800 delinquenti », Archivio di Psichiatria e di Antropologia criminale, 1883, IV, Fasc. II, pp. 208-214 (BM Lyon, 135280).. De ses mesures sur le vif, des études qui jusqu'alors faisaient défaut en France, il déduit : Nous pouvons dire que du point de vue de l'anthropologie criminelle, les délinquants s'approchent, par la grande extension en largeur des membres supérieurs, des races primitives. Cette observation offre un nouvel appui à la théorie de notre ami Lombroso et vient ajouter de nouvelles preuves à celles déjà produites par le médecin légiste de Turin. [note]Ibid., p.2l4. La convergence est alors grande entre les deux savants, et un autre article, à l'abord assez curieux, le confirme : « De la criminalité chez les animaux » (Lyon, L. Bourgeon, 1882). Tout d'abord publié dans la Revue scientifique, le texte remanié est repris dans le Journal de 1'Ecole de Lyon.
Nous sommes heureux, écrit le médecin lyonnais, de dire que l'idée de ce travail nous a été suggérée par notre ami le professeur Lombroso, de Turin....
Enfin la revue de Lombroso se fait l'écho du fameux travail de collecte des tatouages réalisé sur 360 soldats du second bataillon, unité disciplinaire cantonnée à Medea en Algérie. Lombroso avait pour sa part réalisé des études sur les tatouages des aliénés dans la décennie précédente et son intérêt pour la question était bien réel.
Le temps de la discorde
A cette phase de collaboration savante et amicale succède, à la fin des années 1880, une période de tension entre savants français et italiens. Elle fait coïncider la création des Archives en 1886 avec l'aggiornamento par Lombroso de la théorie de l'homme criminel. La discorde comporte certes un volet savant, mais les questions de concurrence intellectuelle pèsent lourdement et l'autonomisation progressive de l'Ecole lyonnaise s'affirme. A l'imitation de son modèle italien, elle rassemble médecins et juristes, anime revues et collections. Les Archives de l'anthropologie criminelle, sans la montée de la concurrence entre les Français et les Italiens, auraient pu être une tribune idéale pour un lombrosisme importé. Il en fut tout autrement. Malgré des convergences notables, la troisième édition italienne de 1'Uomo delinquente, où Lombroso intègre à sa façon la théorie de la dégénérescence, est âprement discutée dans les Archives. Bournet, dans sa chronique italienne, se fait l'écho, avec tristesse, de cette divergence dont le paroxysme est atteint lors des Congrès internationaux d'Anthropologie criminelle de Rome (1886), Paris (1889) et Bruxelles (1892).
Ces réunions devaient servir de tribune au mouvement criminologique et affermir son influence, en Italie comme ailleurs. Elles deviennent le théâtre d'affrontements virulents. Lors du congrès de Paris, les Français, au nom des facteurs sociaux, s'opposent aux Italiens désormais caricaturés pour leur attachement aux facteurs biologiques et à l'hypothèse du criminel-né.
Nous sommes en 1889, raconte Gina Lombroso, la biographe de son père, le vent d'anti-italianisme est encore fort en France, et rien n'est plus doux que de croire à la bêtise des adversaires, et les fables du nez tordu, de la mort de l'Ecole, et celle de la libération des malfaiteurs reproduites dans tous les quotidiens, ont fait rire la France entière, aux dépens de cette ridicule Ecole italienne.[note]Gina Lombroso-Ferrero, Cesare Lombroso. Storia della vita e delle opere narrata dalla figlia, Turin, Bocca, 1915 (BM Lyon, 427980).
A Paris, afin de contrer les critiques françaises, Lombroso jette le chiffre de 38 000 études déjà réalisées et explique à sa manière les contradictions sans cesse soulevées.
Ces oppositions naissent, dit-il, en grande partie pour une raison très simple, que beaucoup des opposants ne connaissent pas toutes nos publications en langue étrangère et s'en tiennent au 1er volume de mon Homme criminel, qui n'est que la première partie d'un ouvrage arriéré, d'une bibliothèque qui en contient beaucoup d'autres et de bien meilleurs.[note]Actes du Deuxième Congrès international d'Anthropologie criminelle (Biologie et sociologie), Paris, août 1889, Lyon, A. Storck, 1890, p. 199 (BM Lyon, 135299). Car le caractère véritablement révolutionnaire des théories lombrosiennes freine leur diffusion dans notre pays où médecins et surtout juristes se montrent inquiets de la disparition du libre-arbitre, induite par les théories italiennes.
Les échos dans la presse française, le retard survenu dans la publication des actes du congrès, tout contribue à illustrer la défaite des théories italiennes au principal bénéfice de l'Ecole française. L'animosité semble également s'être installée entre Lacassagne et Lombroso, les échanges au fil des congrès furent, il est vrai, virulents. Le Lyonnais se montre plus favorable aux jeunes auteurs proches de Ferri (S. Sighele, A. Niceforo), moins ancrés dans l'orthodoxie lombrosienne et dont il favorise la diffusion des oeuvres chez l'éditeur Storck.
Couverture de La Femme criminelle et la prostituée, par Cesare Lombroso Paris, Felix Alcan, 1896, 672 p. (BM Lyon, 434608).Outre l'examen des Archives où, à partir de 1890, Cesare Lombroso brille par son absence, quelques pièces conservées dans le fonds Lacassagne éclairent la nature peu amène des relations des deux hommes pendant cette période. Plusieurs coupures de presse retracent les épisodes peu glorieux de la carrière du savant turinois. Un article d'août 1896 relate sa condamnation pour plagiat à 2 500 francs d'amende, qui vise son livre Grafologia, au bénéfice du graphologue Crépieux-Jamin de Rouen. Un autre extrait tiré du Temps, « La bicyclette considérée au point de vue criminologique », expose les idées de Lombroso avec tout le sérieux qu'un sujet aussi farfelu impose.
Face à la presse
Les désaveux publics et la piètre image de Lombroso ne démentent cependant pas le succès de ses oeuvres tout au long des années 1890. Si la bataille pour surveiller et punir semble perdue, la victoire du « lombrosisme » est assurée dans la culture et l'imaginaire. Un succès affermi par l'agitation anarchiste et l'écho des grandes affaires criminelles de la fin du siècle. L'opposition quitte le terrain savant pour rejoindre les colonnes des journaux, où les experts sollicités par la presse s'affrontent. Avec Le Crime politique et les révolutions suivi des Anarchistes, Cesare Lombroso propose au public deux ouvrages en prise avec l'actualité. La floraison des marmites à retournement dans les allées d'immeubles parisiens marque la saison de l'agitation anarchiste. Les lumières du criminaliste viennent éclairer les gueules d'anars et former l'opinion bourgeoise. Selon Lombroso, le vrai criminel politique est un criminel par passion, très éloigné du criminel-né, il possède une physionomie très régulière, je dirais presque anti-criminelle, par la largeur du front, la barbe bien fournie et le regard doux et tranquille. [note]Cesare Lombroso, Les Anarchistes, traduction de M. Hamel, A. Marie, Paris, Flammarion, 1897, p. 101 (BM Lyon, 428668). Certes Lombroso caricature les anarchistes, boiteux et contrefaits, mais suscite également des sympathies libertaires.
Lors du procès Caserio, l'assassin du Président Sadi Carnot, l'avocat de la défense, Maître Dubreuil, utilise d'ailleurs de larges extraits tirés d'une étude de Lombroso afin de disculper son client.
Dans Caserio, cite l'avocat, nous voyons le type bien accentué du criminel passionné par suite d'épilepsie héréditaire, qui se laisse exciter par des meneurs, mais qui commet sans complices, avec une audace inouïe, un meurtre effroyable, sans se préoccuper des suites personnelles. [...] C'est un homme qui sans antécédents personnels, commet du premier coup un meurtre retentissant, contrairement aux criminels-nés qui passent en général par toutes les gammes du crime.[note]Maître Dubreuil, Affaire Caserio, plaidoirie, audience du 3 août 1894, Lyon, impr. Mougin-Rusand, 1894, p. 17 (BM Lyon, 136921).L'argument ne sauvera pas le jeune anarchiste et Lombroso reviendra longuement, par l'intermédiaire de la presse, sur l'événement, considérant que Caserio jeune, presque mineur, impulsif épileptoïde méritait sans doute moins la mort que Pini ou Ravachol. Couverture du receuil comprenant L'Homme criminel comparé à l'homme primitif, Lyon, 1882 ; Criminalité comparée des villes et des campagnes, Lyon, Mougin-Rusand, 1882 ; De la Criminalité chez les animaux, Lyon, Impr. L. Bourgeon, 1882 ; ouvrages par A. Lacassagne (BM Lyon, 427607 à 427609).
Dans l'affaire Gouffé, Cesare Lombroso est également sollicité par la presse sur le cas de Gabrielle Bompard [note] En 1889, Michel Eyraud et sa jeune maîtresse Gabrielle Bompard assassinèrent pour le voler, l'huissier parisien Toussaint Gouffé. Son corps fut retrouvé dans une malle à Millery (Rhône), amorce d'une affaire célèbre qui passionna la France entière. Lors d'un procès à sensation, Gabrielle Bompard prétendit avoir agi sous hypnose, du fait de son complice.. Dans ce meurtre, la complice d'Eyraud prétendait avoir été hypnotisée. A l'heure de la parution en Italie du nouvel opus de Lombroso et Ferrero, La Femme criminelle, la prostituée et la femme normale, le Turinois est consulté par le journal parisien Le Gaulois sur cette affaire :
Quoique les femmes coupables n'aient presque jamais la physionomie criminelle, déclare-t-il, Gabrielle Bompard, elle, l'a complètement. Elle a les cheveux touffus, des rides anormales précoces, une pâleur livide du visage, le lobule de l'oreille énorme, le nez court et retroussé, la mâchoire très volumineuse pour une femme et surtout l'asymétrie du visage et l'eurygnatisme mongolique ; il y en a plus qu'il ne faut pour lui trouver le type criminel.[note]Le Gaulois du 16 décembre 1890, repris in Archives de l'anthropologie criminelle, VI, 1891, pp. 38-42 et, dans une traduction différente, in Cesare Lombroso, Guglielmo Ferrero, La Femme criminelle et la prostituée, traduction de L. Meule, Paris, Alcan, 1896, p. 343 (BM Lyon, 434608). Lombroso, fidèle à l'orthodoxie du type (nous sommes encore en 1890), se montre plus prudent sur sa psychologie et carrément dubitatif sur l'affaire de l'hypnose. Pourtant, physiquement comme psychologiquement, elle « avait » certainement le type. Gabrielle est la criminelle-née, infirme morale et hystérique. La faiblesse de sa volonté, la vulnérabilité de son esprit aux influences extérieures et à la suggestion, mais aussi sa propre force de séduction et d'attraction [note]Lombroso pense qu'Eyraud, qui n'a pas le type du criminel-né, sans l'influence néfaste de sa compagne, n'aurait pas commis le meurtre. Le suggestionné n'est pas celui que l'on pourrait croire au premier abord. matérialisent pour l'esprit du temps l'angoisse suscitée par la femme au visage d'ange.
En 1906, Cesare Lombroso tient congrès à Turin et rassemble autour de lui collaborateurs et amis, italiens et étrangers, compagnons de lutte et adversaires. L'appui officiel donne plus de lustre au congrès, présidé conjointement par Leonardo Bianchi, alors ministre, et par le publiciste Max Nordau. Délaissant les querelles scientifiques, l'heure est à la commémoration. Le discours inaugural de Lombroso est teinté d'amertume, face à la défiance jamais démentie envers ses théories. Seule la présence des émules que Lombroso a suscités à l'étranger, dont Lacassagne visiblement réconcilié, illustre, à l'heure du bilan, la vigueur du « lombrosisme » hors d'Italie. Les découvertes de la génétique sont sur le point de faire s'effondrer l'édifice patiemment bâti. A sa mort, en 1909, le Times de Londres rappellera son immense popularité et la fortune considérable amassée par la vente de ses livres. Le récit de son autopsie, réalisée par son gendre et successeur le Professeur Carrara, est l'un des plus curieux textes qu'il soit donné de lire. Le musée d'Anthropologie criminelle de Turin renferme toujours - loin des yeux du public - les collections patiemment amassées par le savant turinois, vestiges d'une science endormie. Les plus belles pièces que l'on peut y admirer, le maître lui-même en a fait don : dans une cage de verre, son squelette et dans deux bocaux scellés son cerveau et son visage.