Un homme-archive

Le savant, sa mémoire et son monument

Le 4 juillet 1927, trois ans après la mort d'Alexandre Lacassagne des suites d'un accident de la circulation, une cérémonie se déroula dans le grand amphithéâtre de la Faculté de médecine de Lyon. Une large délégation étrangère assistait à cette cérémonie pour inaugurer le buste du Professeur, un buste de marbre, oeuvre du sculpteur Injalbert [note]Sculpteur et décorateur parisien à succès, Prix de Rome en 1874, spécialisé dans les figures et les bustes, Jean-Antoine Injalbert (1845-1933), reçut plusieurs grands prix dans les Expositions universelles comme celles de Paris (1889) et de Munich (1893). Membre de l'Institut en 1907, il décora de nombreux édifices publics dont le théâtre de Sète., placé dans une des cours de la Faculté, à deux pas de l'entrée du Laboratoire de Médecine légale. Edouard Herriot, alors maire de Lyon et ministre de l'Instruction publique présidait cet hommage solennel au savant disparu. Au cours de la cérémonie, une série de discours furent prononcés pour saluer l'un « des bienfaiteurs de la Ville de Lyon », « ce grand médecin » à la « haute personnalité », et se réjouir du monument de marbre honorant sa mémoire et son oeuvre.

L'ambition de ce monument était d'entretenir le souvenir ; par la suite, c'est à une avenue et à un lycée que l'on attribuera le nom du médecin. Il s'agissait d'inscrire symboliquement dans la cité la figure de ce médecin qui avait fait de Lyon l'une des capitales européennes de la médecine. Dérisoire ambition au regard de celle de Lacassagne lui-même qui, pendant plus de deux décennies, s'était employé à construire son monument, un monument ni de pierre, ni de bronze mais de papier.

Volumes du Fonds Lacassagne classés par thèmes d'étude (BM Lyon, Fonds Lacassagne).

Cinq années avant l'inauguration de son buste à la Faculté, une autre cérémonie avait en effet eu lieu ; elle avait été moins solennelle, bien que prise très au sérieux. C'était le 28 février 1921 : ce jour-là, Alexandre Lacassagne, voyant le terme de son existence approcher, offrait à la Bibliothèque de la Ville de Lyon un ensemble d'environ 12 000 documents, soit la très grande majorité des ouvrages de la bibliothèque qu'il avait constituée, quarante années durant, ainsi que bon nombre de ses notes, manuscrits et autres rapports rédigés au cours de sa longue carrière. Par ce geste, qui, dans l'immense campagne d'archivage que nous menons aujourd'hui, peut paraître banal et anodin il n'est pas un papier ou une bibliothèque d'écrivain, de chercheur ou d'homme politique qui échappe aux mains des archivistes, Alexandre Lacassagne « paraphait » une entreprise d'archivage menée pendant toute une vie. Cette entreprise avait pour but l'incarnation du savant dans un ensemble d'archives et de livres qui consignaient ses pratiques et ses résultats, et au-delà même de sa personne et de son oeuvre, une incarnation de l'étude et de la connaissance de l'Homme.

En somme, par ce don à la Bibliothèque municipale, Lacassagne inaugurait un monument dont il était à la fois l'initiateur, l'auteur et le sujet.

Une riche stèle à Marat

Le socle de ce monument était formé par une volumineuse bibliothèque, celle de la carrière « d'un passionné lecturier ». Y reposait une collection d'ouvrages littéraires comprenant aussi bien les classiques antiques que les romans les plus contemporains, mais aussi un large choix de livres historiques, philosophiques et juridiques. De Balzac à Tarde, de Scott à Darwin, rien ne manquait dans cette bibliothèque d'érudit fin-de-siècle, pas même un ouvrage d'un certain Victor Henry sur La Magie dans l'Inde antique, publié chez Nourry en 1909, ou la première traduction en français du roman d'Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray (publiée à Paris chez Savine en 1895). Certes, la bibliothèque du médecin était assez conforme à celle de certains érudits contemporains, ce qui valut aux bibliothécaires municipaux d'extraire plusieurs centaines de doublons ; certes, elle comprenait aussi certains volumes non découpés, et par conséquent non lus.

Masque mortuaire de Marat, plâtre (BM Lyon, Ms 5345)

Mais si cette bibliothèque formait le socle du monument de Lacassagne, c'est qu'elle dessinait, selon ses propres mots, son autobiographie. La majorité des ouvrages conservés renvoyait à un moment singulier de l'existence du médecin, à un événement tantôt majeur, tantôt mineur. Tous les volumes portaient en eux un fragment de l'existence du médecin, la trace d'un intérêt passager ou parfois plus profond pour une question ou un sujet. Dans l'inventaire que le vieux médecin rédigea avec Claudius Roux, le bibliothécaire de la Ville, dans l'imposant catalogue détaillant et indexant ces précieux documents qui fut publié en 1922 grâce à une subvention municipale, Lacassagne retraçait son existence à partir de ses lectures, rédigeant comme un autoportrait intellectuel. A l'initiation à la lecture par les ouvrages d'imagination, à l'apprentissage des classiques à l'école primaire puis secondaire, succédait la lecture de travaux scientifiques et, bien vite, de travaux exclusivement médicaux ; puis l'approfondissement des questions médico-légales poussait le praticien vers des traités de plus en plus pointus, avant que la survenue de la vieillesse ne l'encourage à relire les moralistes. Sans oublier ce moment singulier de son existence où il se prit d'une grande passion pour l'un de ses illustres prédécesseurs, le médecin et révolutionnaire Jean-Paul Marat [note]Médecin aux idées avancées, sous l'Ancien Régime, journaliste, polémiste et député d'extrême gauche à la Convention, Jean-Paul Marat (1743-1793) lance en septembre 1789 son journal L'Ami du Peuple. Il sera assassiné par Charlotte Corday. . Il rassembla quantité de documentation sur ce personnage et acheta un fonds de bibliothèque qui comptait les ouvrages les plus rares de l'illustre figure. Archiviste d'un autre, Lacassagne construisit dans son propre monument une riche stèle à la victime de Charlotte Corday. Cette entreprise n'était pas seulement le fruit d'une passion ; d'une part, elle s'inscrivait dans le programme scientifique du médecin faire la médecine de l'histoire à partir des sources conservées , d'autre part, Lacassagne avait probablement reconnu un double en Marat dont les archives et les livres étaient un véritable modèle.

La partie supérieure du socle du monument se composait de plusieurs dizaines de volumes reliés en cuir rouge, formant comme une seconde bibliothèque. Chaque volume portait sur la tranche un mot, l'ensemble reconstituant un abécédaire singulier. A comme accident du travail, anarchistes, archéologie, argot, asphyxie, autopsie, avortement... et ainsi de suite jusqu'à la lettre Z. Lacassagne rassembla dans ces recueils thématiques des séries d'articles publiés dans des revues françaises et étrangères, médicales ou autres. A l'intérieur de chacun d'entre eux, le médecin avait collé son ex-libris, marque non seulement de propriété mais aussi signature de celui qui avait rassemblé ce volume à l'agencement inédit.

Compiler année après année dans ces volumes le savoir produit, qu'il s'agisse de la brève observation d'un cas ou d'un exhaustif examen d'une question à partir de la littérature disponible, telle avait été la fonction de cette bibliothèque documentaire. Le médecin y réunissait tout ce qui pouvait nourrir son travail ; ainsi en était-il des volumes sur les tatouages qui comprenaient aussi bien l'analyse d'une scarification sur une momie égyptienne que l'étude des pratiques de tatouages dans les îles Marquises ou l'étude de l'un de ses collègues italiens sur les tatouages dans la marine.

Dictionnaire d'argot sur fiches; préparé par Alexandre Lacassagne, Edouard Herriot et Edmond Locard (BM Lyon, Ms 5297 à 5299).

Sur cet ensemble reposait une autre série, également vêtue de rouge mais cette fois-ci sur la tranche des volumes, on n'y lisait pas un seul mot mais une formule « Travaux du laboratoire de médecine légale de Lyon ». Là se trouvaient les ouvrages dont Alexandre Lacassagne n'était pas l'auteur mais qui émanaient de son équipe. Cet ultime étage du socle se composait d'une part des thèses produites par ses élèves, et d'autre part, des nombreux articles et ouvrages que ses disciples avaient publiés. Ces deux ensembles recoupaient bien souvent l'étrange abécédaire rouge. De la statistique à la sexualité morbide, de l'histoire de la médecine légale à la crémation, les collègues du médecin, sous l'oeil protecteur du maître, avaient exploré les champs les plus divers de la médecine légale.

"Profils de criminels" dans Bagne de Brest, dossier de documents criminologiques et anthropométriques d'après les crânes conservés au musée de l'Ecole de Médecine navale ca. 1840-1850 (BM Lyon, Ms 52557).

Des informations produites sur l'Homme

Sur cet imposant socle, s'élevait une colonne dont la base était compacte mais qui, en montant, devenait plus fragile, plus éphémère aussi.

La revue des Archives de l'anthropologie criminelle, avec sa reliure grenat, formait la base de la stèle qui s'élevait alors. Si Lacassagne l'avait ainsi placée, c'est qu'avec la Bibliothèque de criminologie, une collection d'ouvrages qu'il dirigeait aux éditions Adrien Storck, dans laquelle il avait publié en français les travaux de ses collègues Lombroso et Mac Donald, la revue représentait l'un des éléments principaux de son activité, sa colonne vertébrale. Il n'était pas un jour où il ne relut des épreuves, pas une semaine où il ne veilla à l'édition de tel ou tel article. Avec cette expérience éditoriale de presque trente années, le médecin avait en somme édifié un premier monument dédié à son travail et à celui de ses collègues. Il s'agissait de garder la trace de toutes ces informations produites sur l'Homme par la médecine légale, en particulier lyonnaise, et de les faire circuler afin qu'elles génèrent d'autres initiatives. Juste au-dessus, était placée la masse des écrits de Lacassagne : ses rapports d'expertises, ses traités de médecine légale, ses livres, à commencer par sa thèse sur les effets psychologiques du chloroforme et son ultime ouvrage sur la vieillesse.

Sa correspondance et ses manuscrits composaient la partie supérieure de ce monument en forme de haute tour aux mille fenêtres. De par ses activités, à la fois d'expert, de directeur des Archives de l'anthropologie criminelle et de professeur, Lacassagne correspondait avec quantité d'interlocuteurs, à Lyon, à Paris mais aussi à l'étranger. De ces lettres échangées, il ne garda que de rares spécimens ; elles ne constituaient pas selon lui des papiers méritant conservation. Alors que les dizaines de fiches que le médecin noircissait dans l'exercice de ses fonctions d'expert, les mots griffonnés pendant les autopsies et les examens, toutes les lignes rédigées dans l'action, méritaient d'être conservés par souci de l'infime, du détail précieux, plus que par volonté de valoriser son travail. Car, si le geste d'archiver est central dans l'autopsie et l'examen mental, il faut saisir dans l'immédiateté de la scène l'infime détail qui fait sens. Le corps et son substitut le papier.

La stèle sur son lourd socle était comme entourée à quelque distance par un mur circulaire en papier, constitué de documents extrêmement hétéroclites : notes d'un médecin en pays créole, écrits d'un révolutionnaire, dessins de bagnards, ensemble de livrets militaires du monde entier, lettres d'un travesti, cahiers de prisonniers, dizaines de croquis représentant des pendus, série de photographies d'anarchistes, plusieurs épais dossiers de coupures de presse...

Cahier anonyme d'un détenu à la prison Saint-Paul : dessin d'un marin (BM Lyon, Ms 5286 à 5288).

Il y avait là quantité de coupures de presse sur les sujets les plus divers. Ces articles, Lacassagne les découpait chaque jour dans la presse quotidienne, locale et nationale. Le médecin, ciseaux en main, traquait dans les journaux le moindre événement susceptible d'entrer en résonance avec ses propres recherches. Parfois, sans doute était-ce ces minuscules informations qui l'amenaient à attaquer un nouvel axe de recherche. Si le savant était archiviste, c'était d'abord de son époque, et lorsque, notamment, on en vint à contester la peine de mort, en 1908, il entra dans le débat et prit violemment position contre l'abolition. Ces dossiers de presse constituaient également une documentation précieuse pour son enseignement : telle expertise, telle affaire criminelle, tel accident venait illustrer ses cours à la Faculté.

Cahier anonyme d'un détenu à la prison Saint-Paul : dessin de costumes des XIIème et XIVème siècles (BM Lyon, Ms 5286 à 5288).

Dessins de tatoués et dessins d'écoliers

Ce dernier élément du monument comprenait aussi toutes les collections rassemblées par les médecins qui avaient nourri ses recherches ; ainsi en était-il des petits carnets reçus du monde entier à l'époque où le professeur travaillait sur le signalement ; il en était de même de cet ensemble de profils de bagnards datant de 1849 et offert par un collègue de Brest, de ce recueil de dessins de tatoués, probablement donné par un tatoueur lyonnais, ou encore de la cinquantaine de cahiers d'écolier que Lacassagne avait collectés dans la prison Saint-Paul auprès des détenus au cours de l'année 1902. En somme, ce monument hétéroclite se composait non des archives du médecin, mais de celles de cet autre qu'il n'avait jamais cessé de cerner et de comprendre.

Couverture du troisième cahier du prisonnier Emille Flandrin, imprimeur en soierie à Lyon (BM Lyon, MS 5286 à 5288).

Ainsi, le Fonds Lacassagne, puisque c'était le nom que l'on avait donné dès 1921 à ce monument, n'était pas un monument dédié à un homme, ni même à un savoir, mais à un monde, celui né de la rencontre entre le médecin et le criminel à la fin du XIXe siècle. Lacassagne avait voulu que de ce monde on gardât une trace, pensant sans doute, non sans raison, que le souvenir de sa personne et de son oeuvre tomberait bien vite dans l'oubli. En édifiant cet étrange monument de papier, il croyait que l'immense entreprise de compréhension du phénomène criminel qu'il avait menée avec ses collègues pourrait survivre à sa propre disparition. Sur ce point, Lacassagne avait vu juste.