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180 LA REVUE LYONNAISE * L'amitié, c'est l'idéal ; les amis, c'est la réalité ; toujours la réalité reste loin de l'idéal. L'homme successivement délaissé, sans juste motif, par ses amis, acquerra le renom d'être un caractère difficile, changeant, ingrat, sauvage. * Notre ami, au jour de la rupture, se fait une arme contre nous de ce que nous sommes mal avec un autre, justement ou non. • * Quel prince d'Europe ou d'Asie, cherchant dans tout son vaste empire un homme heureux, le trouva enfin dans la peau d'un pauvre hère qui n'avait pas de chemise? Felicissime, lui, a une chemise et davantage, grâce à Dieu; mais, malgré cela, Felicis- sime est bien le plus heureux homme qui soit sous la calotte du ciel. Oyez-le, regardez-le. A propos de tout, pour ne pas dire à propos de rien, l'allégresse éclate dans ses yeux, déborde de ses lèvres, s'épanche de son cœur pour rejaillir près et loin autour de lui. Tout le monde l'honore, le distingue, est son ami. La moindre parole, la moindre politesse le couvre de gloire. Une chose de rien, passant par sa bouche, devient d'or. L'univers entier gravite vers lui, tourne sous lui : « Je sors de dîner avec mon ami l'ambassadeur; j'ai reçu la visite de mon camarade Z..., le député; le poète X... me veut faire hommage du poème qu'il com- pose, etc. A II n'y a pas grand personnage qui ne le recherche, qui ne le consulte... Si Felicissime a un regret (ce qui n'ôte rien à sa béatitude), c'est de ne pouvoir se multiplier, pour suffire à l'amour de tous. La vie est pour lui un perpétuel banquet où il suffoque sous les roses. Ne jalousons point Felicissime, admirons-le plutôt, puisqu'il ne veut pas être plaint.