Livres en exil

Le cas de la bibliothèque du scolasticat jésuite de Jersey, modelée par le père Descoqs

La bibliothèque du scolasticat de Jersey est le noyau initial de la Collection jésuite des Fontaines, aujourd'hui en dépôt à la Bibliothèque municipale de Lyon. De 1912 à 1918, elle fut entièrement repensée et réorganisée sous la houlette du père Pedro Descoqs, le véritable concepteur et réalisateur de ce projet grandiose.

Lorsque le père Descoqs rejoignit le scolasticat jésuite de Jersey en 1912 pour y assumer les charges de bibliothécaire et de professeur, il trouva la bibliothèque de celui-ci dans une situation critique et préoccupante. Depuis l'arrivée des jésuites sur l'île de Jersey en 1880, la bibliothèque n'avait fait l'objet d'aucune véritable politique de gestion et d'enrichissement. A l'époque, les priorités étaient autres : les jésuites venaient d'être expulsés de France à la suite de la promulgation des lois anti-congréganistes de Jules Ferry. Une dispersion s'en suivit et nos religieux prirent le chemin de l'exil vers des terres plus accueillantes et moins anticléricales. Ainsi, les jésuites lavallois achetèrent-t-ils un ancien hôtel de luxueux à Jersey, qu'ils transformèrent en scolasticat afin d'y poursuivre plus sereinement leur formation religieuse. Quant aux livres, seuls les plus indispensables firent le voyage de Laval à Jersey, étant donné le manque de place et le coût élevé du transport.

Entre 1880 et 1912, pas moins de huit pères jésuites se succédèrent au poste de bibliothécaire en chef. Tous étaient formés « sur le tas » et assumaient simultanément la charge de professeur, de sorte qu'ils ne pouvaient guère se consacrer entièrement à l'entretien de la bibliothèque. Outre ce changement fréquent de personnel, la bibliothèque souffrait d'autres maux. Premièrement, les acquisitions de livres avaient toujours été limitées à des ouvrages fondamentaux et peu coûteux, à cause d'un budget insuffisant. Or, cela ne facilitait pas le travail des pères qui avaient besoin de véritables instruments de travail et de grandes collections scientifiques pour préparer leurs cours et conduire des travaux de recherche universitaire. Pour compliquer leur tâche, les livres étaient dispersés ici et là dans la maison, plus précisément dans cinq locaux différents, faute d'un local approprié. On imagine la stupéfaction du père Descoqs lorsqu'il prit la véritable mesure de la situation... Peu après son installation dans le scolasticat Saint-Louis, il fut chargé par son provincial de concevoir un projet de réhabilitation de la bibliothèque, et de le réaliser.

Portrait du père Pedro Descoqs dans la bibliothèque à Jersey (Archives jésuites de Vanves)

Un jésuite polémiste

L'année 1912 est donc primordiale dans l'histoire de la maison Saint-Louis. Pedro Descoqs [note]Pour la biographie du père Pedro Descoqs, voir P. Duclos (dir.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine : Les jésuites, Paris, Beauchesne, 1985. rejoignit alors la communauté jésuite de Jersey pour ne la quitter que vingt-huit ans plus tard, quand le scolasticat ferma définitivement ses portes. Né le 2 juin 1877 à Plomb, dans la Manche, il entra dans la Compagnie de Jésus à l'âge de 18 ans. Son premier séjour à Jersey remonte à 1902, lorsqu'il y recut sa formation de philosophe. Après ses années de philosophie et de théologie, il fut envoyé au collège d'exil de Marneffe, en Belgique, où il enseigna la rhétorique et la philosophie de 1907 à 1911 et où il suivit aussi son « troisième an [note]Dernière année de formation spirituelle, à la suite du noviciat et du cycle complet des études. » avant d'être ordonné prêtre. Dès l'année suivante, il fut nommé bibliothécaire et professeur d'ontologie, de métaphysique et de théodicée au scolasticat de Jersey.

Très vite, il devait se démarquer de ses collègues par sa personnalité, son enseignement, ses idées, ses oeuvres. Cependant, sur sa personnalité, les avis divergent : tandis que certains le considéraient comme un homme dur et austère, d'autres qui le fréquentèrent ou travaillèrent avec lui, le trouvaient plutôt sympathique ; un Normand gai et bon vivant selon le père Bernard de Vregille qui fut aide-bibliothécaire à Jersey de 1937 à 1939. Il n'empêche que le père Descoqs est engagé avec fougue dans maintes polémiques philosophiques et théologiques. Refusant d'accepter sans réagir les positions d'autrui, il voulait, semble-t-il, les démonter à tout prix, afin d'y opposer ses propres thèses. Tandis que son érudition et sa capacité de travail étaient louées, sa réputation d'intolérance et de manque d'ouverture d'esprit, son esprit polémique, qui semblaient influencer jusqu'à son enseignement, déclenchaient les plus vives tensions au sein du corps professoral, comme en témoignent de nombreux documents d'archives, et plus particulièrement des rapports d'études rédigés par des supérieurs de Jersey à l'intention de leur provincial. La bibliothèque elle-même ne fut pas épargnée par cette controverse, principalement pour ce qui concerne la politique d'achat du fougueux jésuite, réputée sélective.

Polémiste, le père Descoqs l'était aussi dans ses oeuvres, ce qui lui valut une certaine notoriété, aussi bien dans la Compagnie qu'à l'extérieur. Ses écrits de jeunesse, A travers l'oeuvre de Charles Maurras (1911) et Monophorisme et Action française (1913), témoignent de son attirance intellectuelle pour les théories maurrassiennes [note]Charles Maurras avait fait plusieurs tentatives auprès de la revue jésuite, afin de s'attirer sa bienveillance et de l'Action française. Il justifia ses positions en affirmant que les idées de Maurras avaient une assise chrétienne, encore que ce dernier se voulût agnostique. Il intervint même en ce sens dans la revue Études, afin de démontrer qu'une alliance entre les croyants et les incroyants au sein de l'Action française pouvait sembler légitime, dès lors que le caractère limité de celle-ci ne mettait pas en jeu les questions liées à la métaphysique. A la suite de la condamnation de l'Action française, prononcée en 1926 par le pape Pie XI, le père Descoqs et d'autres jésuites furent contraints de se soumettre aux ordres de Rome.

Après cet épisode dont on aurait tort de minimiser la gravité, la production écrite du père se caractérisa surtout par des travaux d'ordre philosophique, qui mirent en évidence sa grande érudition et son pouvoir critique. Outre L'Essai critique de l'Hylémorphisme (1924) et Autour de la crise du transformisme (1949), il publia des cours qu'il donnait en latin, tels Institutiones Metaphysicæ generalis (Eléments d'Ontologie) ou les Prælectiones theologiæ naturalis. A sa mort en 1946, il laissa inachevée sa Théodicée. Ecrivain très scrupuleux et d'une grande intransigeance, il refusait de donner un ouvrage à l'impression avant d'avoir épuisé le sujet, discuté toutes les thèses, et passé au crible tous les auteurs ayant traité la question. Mais son insistance à exposer et à défendre ses théories rendit ses ouvrages quelque peu fastidieux et peu accessibles à un large lectorat. En revanche, il excellait en matière de bibliographie, non seulement de par sa grande curiosité intellectuelle, mais aussi de par sa charge de bibliothécaire et ses capacités de documentaliste.

L'infatigable bibliothécaire

Un dernier aspect, mais qui n'est certainement pas le moins intéressant de cette personnalité complexe et fascinante, concerne sa fonction de bibliothécaire. Lorsque le père Pedro Descoqs arriva à Jersey en septembre 1912, le provincial de Paris, le père Jacques Daniel, lui confia très tôt la tâche de réorganiser la bibliothèque. Rapidement, il se mit au travail et examina de près la bibliothèque afin d'en relever toutes les déficiences et de concevoir un projet de réhabilitation approprié. Le nouvel arrivant était convaincu que la bibliothèque de Jersey possédait le potentiel pour devenir une référence au sein de la branche française de la Compagnie de Jésus, au moins dans les domaines de la théologie, de la philosophie et des sciences connexes, d'autant plus qu'elle contenait des documents de premier ordre ne demandant qu'à être mis en valeur.

Vue extérieure de la bibliothèque jésuite de Jersey (Archive jésuites de Vanves)

Tout en gardant cet objectif ambitieux, le bibliothécaire s'attaqua au problème le plus urgent, à savoir la construction d'un local approprié pour regrouper tous les livres de la maison et mettre fin à la pratique de dispersion en vigueur jusqu'alors. Le classement des nouvelles acquisitions était devenu un véritable casse-tête, en raison du manque de place sur les rayonnages surchargés. Il dut finalement se résigner à ranger provisoirement les ouvrages les moins utilisés dans des cartons. Outre les cinq salles déjà pleines, il avait aussi découvert d'autres fonds de livres qui, faute de place, gisaient et dépérissaient dans des coins obscurs de la maison. Un tel éparpillement des livres ne permettait ni d'évaluer correctement les richesses de la bibliothèque, ni de les exploiter pleinement. Dans une telle situation de désordre, constituer un catalogue alphabétique et méthodique complet lui semblait peine perdue.

Après avoir soumis les résultats de ses réflexions à ses supérieurs, le père Descoqs obtint l'autorisation de se rendre en France et en Belgique pour y visiter les bibliothèques « modèles » de la Compagnie de Jésus. Il entreprit ce voyage afin de recueillir des idées et des éléments lui permettant de concevoir un plan idéal pour la construction d'une bibliothèque où classer les livres. Parmi les bibliothèques jésuites qu'il visita, celle de la Société des Bollandistes de Bruxelles le marqua particulièrement à de nombreux égards : Spécialement, son séjour chez les Bollandistes lui fournit l'occasion d'une précieuse enquête. Disposition et éclairage des salles, longueur et montage des rayons, tout fut examiné. Et tel aurait été fort surpris de saisir le Père en train de brandir un mètre et de relever les mesures les plus utiles. [note]J-B. Poncet, s.j., « La vie intellectuelle à Jersey : la grande bibliothèque », Lettres de Jersey : Souvenirs du cinquantenaire 1880-1931, 1931 : source privée.

Le père Descoqs se mit au travail dès son retour à Jersey au début de l'année 1913 ; il étudia les notes qu'il avait prises au cours de ses visites afin de concevoir le plan d'architecture de la future bibliothèque. Sitôt élaboré, celui-ci fut soumis aux supérieurs de la Compagnie, à Paris puis à Rome. Le projet obtint rapidement l'aval de ceux-ci et, au printemps 1913, les travaux de construction furent entamés à Jersey.

Une bibliothèque préfabriquée

Une loi jersiaise rendait cependant les travaux problématiques. Datée de 1901 et sans doute taillée sur mesure, elle interdisait aux communautés religieuses toute construction « en dur » sur le sol de l'île. Les jésuites trouvèrent la parade : au lieu de construire en pierre ou en briques, ils utiliseraient des structures plus légères, en fer et en bois principalement. Ils eurent pour cela recours à une entreprise basée à Londres qui s'était fait une renommée en vendant à distance des constructions démontables, appelées zingot en raison de l'utilisation importante de tôle ondulée. Sortes de maisons préfabriquées, le cas échéant à plusieurs étages, toutes les pièces pouvaient, si nécessaire, être démontées pour être remontées ailleurs. A la fois légères et solides, elles offraient même un certain cachet. Les pièces étaient donc commandées à Londres, puis envoyées directement à Jersey pour le montage.

Le terrain choisi pour bâtir le local se trouvait à l'est du corps principal du scolasticat. Avant le véritable assemblage de cette bibliothèque « préfabriquée », des travaux de terrassement furent entrepris et réalisés par des ouvriers de l'île. Une légère assise de briques fut établie pour servir de fondation à l'édifice et le protéger contre l'humidité. Par la suite, des piliers de fer, profondément enchâssés dans des masses de béton et reliés les uns aux autres, formèrent la carcasse métallique du bâtiment. Un simple crépissage sur lattes servit pour l'habillage extérieur. Les cloisons et les murs étaient constitués de plaques de fibrociment agencées les unes aux autres. Petit à petit, les pièces coupées sur mesure et envoyées de Londres, furent donc assemblées soigneusement.

Comme par enchantement, s'emboîtèrent galeries, escaliers, balustrades, travées et rayons [note]J-B. Poncet, op. cit., p. 165..
Les photographies de la bibliothèque sont impressionnantes. Difficile en effet d'imaginer en les voyant, que ce local de trois étages ait été entièrement démontable et construit à partir de matériaux légers. C'est surtout l'aménagement intérieur qui étonne par sa complexité. La surprise est d'autant plus grande si on le compare avec les constructions préfabriquées produites de nos jours, surtout caractérisées par leur manque flagrant d'esthétique et la simplicité extrême de leur structure.

En 1913, le bâtiment, long de 34 m 50 sur 14 m de large, pour une hauteur de 7 m, formait un parallélogramme d'une superficie au sol de 483 m2. L'édifice était divisé dans sa longueur en sept salles consécutives, dont l'une était plus grande et les six autres identiques entre elles. La « grande salle », ainsi nommée par la suite, mesurait 7 m 50 sur 14 et se trouvait au milieu, flanquée de chaque côté, de trois salles de 4 m 50 sur 13 m 50 chacune. Toutes communiquaient entre elles par un alignement d'ouvertures qui traversait tout le bâtiment dans sa longueur. Chaque salle, ouverte sur toute sa hauteur, était divisée en trois niveaux : un rez-de-chaussée et deux étages de galerie. Ces trois niveaux étaient équipés de rayonnages muraux pour le rangement des livres. On accédait aux deux galeries superposées, soit par un escalier en spirale qui se trouvait dans la grande salle, soit par un escalier oblique dans chacune des deux salles situées aux extrémités du local. Toutes les galeries d'un même niveau communiquaient entre elles par des ouvertures au centre des cloisons, dans le même alignement qu'au rez-de-chaussée. La grande salle se distinguait des autres, non seulement par ses dimensions et le nombre de ses fenêtres, mais aussi par son toit en double pente dans la largeur.

Vue intérieure de la bibliothèque jésuite de Jersey (Archives jésuites de Vanves)

A l'époque, la lumière du jour était sans doute la seule source d'éclairage car l'électrification de la bibliothèque ne fut effectuée que dans les années 1920. La lumière pénétrait dans le bâtiment à la fois par des verrières faîtières ouvertes sur les toits et par les fenêtres en ogive des deux façades principales. La façade du bâtiment reproduisait donc la disposition symétrique des salles. Le local de la bibliothèque était relié à une aile du scolasticat par une passerelle couverte. Le plan d'ensemble ainsi que l'aménagement intérieur furent en grande partie l'oeuvre du père Descoqs : s'inspirant des bibliothèques jésuites de son temps, il avait réussi à élaborer un projet de construction original et adapté aux besoins du scolasticat de Jersey, tout en prévoyant la possibilité d'agrandissements futurs.

Après que les travaux furent achevés en septembre 1913, l'on entama le déménagement des ouvrages, dur labeur qu'accomplirent les scolastiques. Ceux-ci furent donc chargés d'amener tous les livres dispersés dans la maison vers le nouveau local de la bibliothèque. Le 16 novembre enfin, sitôt les 70 000 volumes mis en place, la bibliothèque fut solennellement inaugurée par le recteur de Saint-Louis, qui lui donna aussi sa bénédiction. Pour la première fois depuis la fondation de la maison Saint-Louis à Jersey, c'est-à-dire après trente-trois ans plus tard, tous les livres se trouvaient enfin réunis dans un seul et même local construit aux seules fins de les abriter.

Organisation et réorganisation

Désormais s'ouvrait la première phase d'organisation de la bibliothèque, qui fut menée pendant les quatre années de la Première Guerre mondiale. Malgré l'exil, le scolasticat ne put évidemment se tenir à l'écart du conflit. Des soixante-huit jésuites jersiais qui furent envoyés aux armées, douze devaient mourir au champ d'honneur. Afin de garder le contact avec les jeunes mobilisés et de leur remonter le moral, on rédigea une lettre hebdomadaire commune, le Courrier des Soldats, qui relatait les événements les plus importants de la maison. Au début d'octobre 1914, la maison Saint-Louis devint un refuge pour des jésuites belges chassés par l'invasion allemande, et encore très émus par l'incendie de Louvain et la mort d'un de leurs, fusillé devant eux.

Pendant toute cette période bouleversante, la bibliothèque subit sa première réorganisation. Désormais maître absolu de « sa bibliothèque », le père Descoqs entreprit cette tâche avec l'aide d'une équipe de collaborateurs assidus, composée de scolastiques ou de frères coadjuteurs. Tout d'abord, l'on procéda à la disposition des salles. A chacune fut attribuée une ou plusieurs lettres renvoyant au plan de classement des livres. Notons qu'il n'y avait pas de véritable séparation entre la bibliothèque proprement dite et le magasin de livres. Toutes les salles étaient pourvues de bureaux et de galeries, et servaient donc aussi bien de dépôts que de salles de travail, comme en témoignent les photographies de l'époque. La grande salle, quant à elle, avait de multiples fonctions. Elle servait de bureau pour le personnel, de salle de lecture pour les usagers, et une partie du dépôt couvrait l'importante surface murale que desservaient ses galeries.

Etiquette et tampons apposés sur les ouvrages de la bibliothèque de Jersey

Avant de ranger les livres, il fallait les classer, faire de nouvelles fiches pour chacun d'eux, écrire leur nouvelle cote et estampiller tous ceux qui ne l'étaient pas encore. Le père Descoqs préféra opter pour un système de classification par matières « façon maison », qui était de toute manière plus adapté à une bibliothèque spécialisée et non-encyclopédique que la classification décimale de Dewey [note]Système de classification mis au point en 1876 par le bibliothécaire américain Melvil Dewey (1851-1931), qui partage le savoir en dix classes.. Par ailleurs, il s'inspira sans aucun doute des systèmes en usage au XIXe siècle, comme celui des libraires parisiens, voire des travaux des jésuites bibliothécaires Jean Garnier et Auguste Carayon.

Les fiches, elles, permirent de constituer le fonds du catalogue alphabétique. Près de 120 000 furent rédigées principalement par les soins d'un jésuite octogénaire, le père Léon Deshayes (1839-1923), qui, de 1913 jusqu'à la veille de sa mort, les calligraphia une à une. Quant à la cotation, elle était alphanumérique, c'est-à-dire composée d'une ou de deux lettres correspondant au secteur, puis au sous-secteur du livre désigné, et d'un numéro indiquant le rayon où il se trouvait. De sorte que plusieurs livres pouvaient avoir une cote unique, dès lors qu'ils étaient rangés sur un même rayon.

Pour célébrer la « renaissance » de la bibliothèque, un nouvel ex-libris fut conçu. Sous forme d'estampille, il est apposé dans tous les ouvrages de la bibliothèque de Jersey, y compris ceux déjà marqués par les deux précédents ex-libris de la maison. En outre, certains des livres portent ainsi plusieurs ex-libris ou tampons antérieurs, précieux souvenirs des pérégrinations qui marquèrent leur histoire. Par exemple, tous les livres provenant de la bibliothèque initiale de Laval furent à nouveau tamponnés avec le sceau définitif de la bibliothèque de Jersey. Celui-ci, de forme ovale, plus élaboré que les deux marques précédentes, s'inscrit dans la continuité d'une recherche esthétique progressive. Les trois lettres symboliques de la Compagnie de Jésus - I.H.S. [note] Iesus Hominum Salvator : Jésus Sauveur des Hommes. (la forme abrégée du nom de Jésus en grec : IH-SOUS) -, le H surmonté d'une croix, emblème qui remonte à l'époque d'Ignace de Loyola, sont dessinées à l'intérieur du sceau. Le bandeau qui les entoure, porte une inscription en latin et en majuscules - DOM. S. ALOYS. JERSEIENS. S.J -, chaque mot est séparé par une croix.

Tout en conservant un graphisme à la fois sobre et élégant, cette estampille, de couleur bleu-turquoise, va désormais devenir le sceau et le symbole de la grande bibliothèque de Jersey. Son usage reflète et matérialise un changement de statut de la bibliothèque et une réelle maturation de la politique d'organisation.

Les aspects énumérés ci-dessus, concernant le traitement du livre, ne représentaient néanmoins qu'une partie de ce travail d'aménagement et d'installation. Suivirent la répartition et le rangement des livres, travail non moins important, qui s'avéra cependant beaucoup moins difficile qu'à l'époque des « cinq bibliothèques ». Pour l'instant, il y avait encore suffisamment d'espace pour loger les soixante-dix mille ouvrages. Comme mentionné plus haut, les galeries comme le rez-de-chaussée de chaque salle étaient dotés de rayonnages muraux. Chaque galerie avait vingt travées de huit à dix rayons en moyenne, ce qui donnait une surface murale totale d'environ 1 780 m2. Quelle impression cette bibliothèque produisait-elle une fois les livres définitivement mis en place ? L'aspect le plus fascinant, tel qu'il ressort des photographies, était certainement la vision de ces murs entièrement tapissés de livres.

En conclusion, on peut dire que grâce aux efforts et à la détermination de Pedro Descoqs, les livres, jadis éparpillés dans la maison, se virent donner une nouvelle vie. C'est lui qui sortit la bibliothèque de son sommeil, qui la dépoussiéra et l'amena à devenir progressivement un véritable pôle intellectuel de la Compagnie et la fierté du scolasticat de Jersey.

En 1946, le père Descoqs succombait frappé lors d'une épidémie de typhoïde. La même année, les jésuites achetaient à la famille Rothschild la propriété des Fontaines à Chantilly. En 1949, la bibliothèque y était transférée et la maison de Jersey était mise en vente. Quelques années plus tard, la propriété redevenait ce qu'elle avait été avant l'arrivée des jésuites : un hôtel. L'hôtel de France, Saint Saviour's Road, Saint Hélier, Jersey.