Je dirai pour ma part une chanson nouvelle [note]Le Devin du village, scène VIII.

Le manuscrit autographe du Devin du village de Jean-Jacques Rousseau livre ses secrets

Le Devin du Village acheva de me mettre à la mode, et bientôt il n'y eut pas d'homme plus recherché que moi dans Paris. [note]Jean-Jacques Rousseau, Confessions, dans OEuvres complètes, t. I (Paris, Gallimard, 1959), édition de Marcel Raymond et de Bernard Gagnebin, p. 369.
Dans le livre VIII des Confessions, Jean-Jacques Rousseau aborde l'histoire du sommet de sa carrière musicale : le lecteur suit notamment le passage à la cour de Louis XV de ce nouveau Caton, devenu brusquement célèbre après sa dénonciation des maux du siècle dans le Discours sur les sciences et les arts.

C'est en octobre 1752, à Fontainebleau, devant le roi, que son intermède lyrique aura sa première représentation, cinq mois avant d'être mis en scène à Paris. Agé de 40 ans, Rousseau vit (c'est lui qui l'affirme) un des moments critiques de sa vie. Premier acte : à Fontainebleau, le compositeur, qui poursuit à l'époque une austère réforme personnelle, arrive pour la représentation dans une tenue assez négligée, mal rasé, perruque mal peignée. On l'introduit dans une loge, où, seul homme, très en vue, il sera entouré de dames excessivement bien parées, en face de la loge où prendront place quelques instants plus tard le roi et la marquise de Pompadour. Saisi d'inquiétude, Rousseau s'en remet rapidement en songeant à ses nouveaux principes : sa tenue est simple mais elle n'est pas malpropre ; quant à la barbe, c'est la nature qui la donne. Mais le triomphe du Devin va vite balayer toute pensée désagréable. L'histoire séduit ce public élégant et sensible : Colin, jeune berger, semble délaisser sa bergère, Colette, pour une grande dame ; ce sera le devin de leur village qui effectuera la réconciliation en suggérant à Colette de feindre l'amour pour un monsieur élégant. Rousseau, ému de voir autour de lui d'aimables personnes céder aux larmes, va bientôt suivre leur exemple : la volupté du sexe, déclare-t-il, l'emporte sur la vanité d'auteur, il aurait voulu recueillir de ses propres lèvres les délicieuses larmes versées par ces belles dames.

Portrait de Jean-Jacques Rousseau. Frontispice du premier volume de la Collection complète des oeuvres Londres, J.L. De Boubers, 1774-1783 (BM Lyon, Rés. 104694)

Des documents d'époque révèlent un Rousseau capable de porter un regard critique sur la représentation : le récitatif de la première scène est trop long, l'interprète du rôle du Devin devrait se contenter de son état de sorcier sans aspirer à celui de magicien [note]D'après un billet du chanteur Jélyotte à Rousseau, 20 octobre 1752. Voir J.-J. Rousseau, Correspondance générale, édition de Théophile Dufour (Paris, A. Colin, 1924-1934) t. II, p. 31-32. Dans Les Confessions Rousseau reconnaît que sa pièce fut très mal jouée quant aux Acteurs (p. 378). . Dans le récit des Confessions, pourtant, on assiste à un triomphe : J'ai vu des pièces exciter de plus vifs transports d'admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine aussi douce aussi touchante régner dans tout un spectacle.

Le succès est tel que Rousseau est invité à revenir au château le lendemain matin. On lui laisse entendre qu'il aura une pension. Acte II, donc : la présentation au roi, mais elle se déroulera uniquement dans l'imagination enfiévrée du musicien, qui passe une nuit d'angoisse. Première appréhension : lui qui est constamment à la merci d'une vessie importune, comment supportera-t-il les heures d'attente au château avant le passage du souverain ? Deuxième appréhension : face à un grand monarque, ce timide ne risque-t-il pas de voir lui échapper une de ses « balourdises ordinaires » ? N'osant se fier ni à son corps ni à son esprit, Rousseau préfère partir. Il allègue des raisons de santé et retourne à Paris. Deux jours plus tard (c'est l'Acte III...), son ami Diderot lui fait des remontrances très vives au sujet de la pension si légèrement abandonnée. Ce sera l'occasion de leur première dispute, après dix ans d'amitié. Rousseau affirmera plus loin dans Les Confessions, que le succès de son opéra avait éveillé la jalousie de ses amis. En philosophie, certains d'entre eux pouvaient se croire ses égaux, mais aucun ne pouvait rivaliser avec l'auteur du Devin.

Le roi ne semble guère avoir tenu rigueur à Rousseau de son départ précipité. Le Devin du village sera joué quatre fois à la Cour pendant l'hiver 1752-1753, avec une participation de Madame de Pompadour elle-même. Puis l'oeuvre sera présentée le 1er mars 1753 à l'Opéra de Paris, alors appelé Académie royale de musique. Le récit de Rousseau dans les Confessions aura ici une autre tonalité : la direction de l'Opéra refuse de faire jouer le divertissement de l'oeuvre dans le nouveau style qu'il souhaite introduire. Un peu plus tard, quand Rousseau se fera l'apôtre inconditionnel de la musique italienne, les directeurs le priveront des entrées gratuites auxquelles il avait droit, grâce au Devin. On devine dans son récit un ressentiment durable. Quoi qu'il en soit, par rapport à Fontainebleau, où les dames murmuraient, Il n'y a pas un son là qui ne parle au coeur, tout est ici en demi-teinte ; et pourtant d'autres témoignages, ceux du Mercure de France, par exemple, évoquent un véritable triomphe.

Page de manuscrit autographe du Devin du village par Jean-Jacques Rousseau (BM Lyon, Ms PA 109)

Difficile datation

C'est à la Bibliothèque municipale de Lyon que se trouve le seul manuscrit autographe connu du texte du Devin du village. Le manuscrit lui-même, en bon état de conservation, a, derrière la belle reliure qui le recèle, un aspect plutôt modeste : dix feuillets numérotés, d'assez petite taille (215 mm. de haut, 160 mm. environ de large), écrits recto verso de la main de Rousseau, d'une écriture soignée mais avec de nombreuses ratures. Le titre de l'oeuvre est donné en tête de la première page, ainsi que la désignation « Interméde [note]Le mot Interméde est rayé mais remplacé par le même mot. « Intermède » est la traduction française du terme italien Intermezzo. On consultera sur ces termes Pierre Saby, Vocabulaire de l'opéra (Paris, Minerve, 1999). L'intermezzo est au XVIIIe siècle un petit opéra de comédie, de dimensions modestes, d'intrigue simple, présentant un nombre réduit de personnages (souvent deux ou trois) [...] (Saby, p. 85). » : il n'y a pas de page de titre séparée. On voit clairement que le manuscrit fut autrefois plié en deux de haut en bas. Une discrète réparation a d'ailleurs été effectuée sur le bord extérieur de chaque feuille au niveau du pli, avec une réparation plus importante de la première feuille, où le papier a cédé sur plusieurs centimètres. L'ensemble ayant été plié avec la première feuille vers l'intérieur, celle-ci est plutôt blanche, alors que le verso de la dernière feuille est jaune, et un peu sale. On aimerait penser que ces feuilles furent pliées ainsi pour mieux rentrer dans la poche de Jean-Jacques Rousseau, mais rien, évidemment, ne permet de l'affirmer [note]On apprend dans Les Confessions que le manuscrit du Contrat social que Rousseau confie à un pasteur suisse étoit fort petit et ne remplissoit pas sa poche (livre XI, p. 560)..

Le manuscrit de Lyon, don du peintre Alexis Grognard à la Bibliothèque du Palais des Arts en 1835, n'a jamais à ma connaissance été édité, n'a jamais fait l'objet d'une étude approfondie : il s'agira donc ici d'une première approche, avec toutes les limites que comporte une étude de ce type. Dans l'édition des oeuvres de Rousseau qui fait généralement autorité, celle de la Bibliothèque de la Pléiade, le texte donné n'est pas celui du manuscrit [note] Jean-Jacques Rousseau, OEuvres complètes, t. II, édition de Bernard Gagnebin et de Marcel Raymond (Paris, Gallimard, 1964). Ce n'est pas non plus celui de la partition gravée de 1753, ni celui de la première édition du texte, publiée après la représentation parisienne, dont il est cependant proche. Je n'ai pas trouvé de précision sur la question dans l'appareil critique de l'édition de la Pléiade. La première édition du texte du Devin du village (publié avec privilège, « Aux dépens de l'Académie », Paris, 1753) est désormais disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France. La Bibliothèque de Lyon possède une autre édition de 1753 (texte seul), publiée à La Haye. La notice bibliographique de l'édition de la Pléiade, due à M. Bernard Gagnebin, recense un exemplaire de la partition (édition de 1763) détenu à Lyon où l'ordre de la matière préliminaire serait inhabituel (OEuvres complètes, t. II, p. 1985). Je n'ai pas trouvé trace de cette édition et devine un malentendu possible entre M. Gagnebin et ceux avec qui il était sans doute en communication à Lyon. Globalement, la notice est extrêmement fiable, et d'autant plus précieuse que les Recherches bibliographiques sur les oeuvres imprimées de J.-J. Rousseau (Paris, Giraud-Badin, 1925) de Théophile Dufour ne sont pas dignes de confiance. . Le manuscrit a cependant été consulté par l'éditeur, et d'assez nombreuses variantes sont citées. Il faut dire qu'on trouve rarement deux éditions rigoureusement identiques du Devin du village : manifestement, les voies de transmission du texte, mais surtout de la partition, ont été nombreuses. Cela tient sans doute à la place que l'oeuvre a longtemps gardé dans le répertoire lyrique français : la pièce qui avait séduit Louis XV avait l'heur de plaire aussi sous la République, le Consulat, et au-delà : une édition sans date, reliée avec le manuscrit de Lyon, est faite d'après la représentation donnée le 10 Thermidor, An XI, à l'Opéra. Le citoyen Nourrit interprète le rôle de Colin, naguère joué en travesti par Madame de Pompadour.

Page de titre du Devin du village Paris, Le Clerc, s.d. (BM Lyon, Rés. FM 1333 905)

Peut-on dater le manuscrit de Lyon par rapport aux deux versions principales de l'oeuvre, celles de Fontainebleau et de Paris ? Rappelons d'abord quelques faits : nous savons qu'entre la représentation à la cour d'octobre 1752 et celle de Paris en mars 1753, Rousseau modifie l'oeuvre de trois façons différentes. Il ajoute une ouverture. Dans le récitatif, il met sa propre musique, déjà composée, à la place de celle que le chanteur Jélyotte et Francoeur, codirecteur de l'Opéra, avaient écrite pour Fontainebleau (on craignait de choquer les oreilles royales par trop de nouveauté). Pour Rousseau, il s'agit de restaurer l'intégrité de l'oeuvre : son récitatif est dans un style qu'il déclare être entièrement nouveau.

Ces deux changements, exclusivement musicaux, ne vont laisser aucune trace dans le manuscrit du livret. Le changement le plus significatif est cependant l'introduction d'un nouveau divertissement final qui occupe 14 minutes dans un enregistrement récent de l'oeuvre (sans ouverture et divertissement, l'intermède dure en tout à peu près une heure). Ce divertissement est composé pour Paris ; à Fontainebleau la cour avait entendu un divertissement en pasticcio, c'est-à-dire assemblé d'éléments divers tirés d'autres oeuvres, à une époque où cette pratique était courante. Rousseau n'y était pour rien. L'idée que des divertissements soient interchangeables peut nous étonner aujourd'hui : il faut se rappeler qu'au moins dans le cas du Devin du village, cette partie commençait quand l'action de l'opéra était déjà terminée et l'intrigue entièrement dénouée par la réconciliation de Colin et Colette.

Le grief de Rousseau contre l'Opéra est de n'avoir pas autorisé un nouveau type de jeu qui aurait fait que l'action du divertissement soit suivie et cohérente. Il lui a fallu, en partie au moins, se plier aux règles du genre, où des chants et des danses, isolés, se succédaient assez arbitrairement, en entretenant le rapport le plus ténu avec l'action qui venait de se dérouler. N'empêche : Rousseau a réussi à introduire dans son divertissement une pantomime, la première à être jouée sur la scène de l'Opéra, dédoublant en quelque sorte l'intrigue du Devin [note]Les indications scéniques qui y correspondent, absentes du manuscrit ainsi que des éditions imprimées du texte, sont données dans la partition gravée et reprises dans l'édition de la Pléiade..

Version intermédiaire

D'autres traces subsistent par ailleurs des intentions de l'auteur : le vaudeville « C'est un enfant » est relié aux danses qui le précèdent par une remarque du Devin, le passage de la parole d'un personnage à l'autre dans ce vaudeville est de même marqué par un souci de vraisemblance. Ces innovations renvoient à une réflexion esthétique qui, à cette époque, est largement menée en commun par Rousseau et Diderot : c'est ce dernier qui, fasciné par la manière dont les arts de la parole et du geste se complètent et se renforcent, élabore une théorie de l'hiéroglyphe artistique [note]Voir en particulier la Lettre sur les sourds et muets (1751). . Autre signe frappant dans Le Devin du village de la collaboration avec un homme pour qui la dimension visuelle du théâtre est capitale : la précision et la profusion des didascalies [note]Instructions d'un poète dramatique destinées à ses interprètes, dont certaines sont d'ailleurs retravaillées par Rousseau sur le manuscrit.

C'est en fait le divertissement de Rousseau qui, tout en soulevant de nouveaux problèmes, permet de dater approximativement le manuscrit de Lyon. Le divertissement comporte plusieurs éléments : d'abord un choeur « Colin revient à sa Bergère », puis la célèbre romance « Dans ma cabane obscure », la pantomime, le vaudeville, déjà évoqué, ayant pour refrain

« Ah ! pour l'ordinaire L'amour ne sait guère Ce qu'il permet, ce qu'il défend ! C'est un enfant, c'est un enfant.»

Enfin une ariette, Avec l'objet de mes amours, et la ronde finale Allons danser sous les ormeaux, elle aussi devenue célèbre [note]Mais il faudrait y compter aussi le premier choeur de la Scène VIII, semble-t-il, car ce choeur ne figure pas sur la partition de l'Assemblée nationale (voir plus bas). Dans ce cas-là, la dernière scène tout entière constituerait le divertissement.. Tout là-dedans n'est pas de Rousseau. Les paroles du refrain C'est un enfant sont de Collé, ainsi que l'idée du reste de ce vaudeville [note] Les paroles de cette chanson sont lues par les personnages (le devin tire un papier de sa poche) : c'est une façon de signaler leur origine étrangère.. L'ariette de Colette est faite par Rousseau sur des paroles de Cahusac (librettiste de son ennemi Rameau) parce que le rôle de Colette ne comporte rien d'assez brillant pour la voix de Mademoiselle Fel, la plus célèbre chanteuse de l'Opéra à l'époque (et l'amie intime de Cahusac). Figure aussi un air de clavecin emprunté au baron d'Holbach dans des circonstances qui inspirent à Rousseau la défiance qui accompagne souvent chez lui ce que Jean Starobinski appelle une rumination rétrospective. C'est l'unique emprunt proprement musical qu'il ait fait [note]Pour toutes ces précisions voir la note de Rousseau, Deuxième Dialogue, OEuvres complètes, I, p. 870-871..

Or, seule la première moitié environ du divertissement est présente dans le manuscrit de la Bibliothèque municipale [note]Sauf erreur de ma part, cette précision n'est pas donnée dans l'édition de la Pléiade.. Très exactement, le manuscrit se termine sur le troisième couplet du vaudeville C'est un enfant. Dans le texte imprimé, ainsi que dans la partition gravée, cette chanson a en tout six couplets. Cela pourrait soulever un doute concernant l'intégrité du manuscrit : n'y aurait-il pas un feuillet manquant, comportant les derniers couplets du vaudeville, voire plusieurs feuillets, comportant le divertissement entier ? La certitude absolue dans ce domaine n'existant pas, tout ce qu'on peut affirmer est que les derniers vers vont très bas sur le verso de la feuille 10, et que l'écriture est petite et serrée, ce qui n'est pas le cas sur les feuilles précédentes. On peut raisonnablement en déduire que l'auteur voulait éviter d'entamer une autre feuille, chose qui n'aurait guère de sens s'il lui restait plusieurs couplets à transcrire.

Nous semblons donc avoir affaire à une version intermédiaire de l'oeuvre : ce texte dans son état actuel n'est ni exactement celui de l'intermède joué devant Leurs Majestés à Fontainebleau en 1752 (puisqu'il comporte une partie du divertissement de Rousseau), ni celui de la version parisienne du printemps suivant (puisqu'il ne donne pas le texte entier du divertissement). Rappelons ici que le texte d'un opéra sans sa musique a, de toute façon, quelque chose de provisoire : il n'a ni le même intérêt ni la même utilité pour son auteur que le manuscrit d'une oeuvre non musicale.

Fontispice du Devin du village volume 5 de la Collection complète des oeuvres, Londres, J.L De Boubers, 1774-1783 (BM Lyon, Rés. 104 694)

Question de transcription

Peut-on aller plus loin ? Bien des zones d'incertitude vont subsister, mais l'étude du manuscrit permet d'avancer quelques hypothèses. Commençons par une hypothèse négative : on peut affirmer avec un minimum de certitude que le manuscrit de Lyon n'a servi ni à l'impression du texte, ni à la gravure des paroles de la partition. Même sans tenir compte de l'état inachevé du divertissement sur le manuscrit, les différences sont dans les deux cas trop importantes, que ce soit dans le détail du texte ou dans les didascalies, pour qu'on puisse imaginer qu'un imprimeur fantaisiste ou paresseux en soit responsable. Le manuscrit pourrait-il néanmoins correspondre à une forme qui, dans l'esprit de Rousseau, fut à un moment ou un autre définitive ? Ce n'est pas impossible, cela correspond même à la logique de cette dernière page bien remplie que nous avons déjà évoquée. Mais alors il faut dire que la fin de l'oeuvre semblerait sommaire, presque bâclée, avec juste une rapide répétition par le choeur du refrain C'est un enfant.

L'hypothèse garde cependant son intérêt : dans la partition, rien n'empêcherait de prolonger ce refrain, de l'accompagner de danses, bref d'en faire une véritable conclusion. Viendrait ultérieurement l'intervention de Cahusac, réclamant un air brillant pour sa maîtresse ; Rousseau se serait remis au travail, développant le vaudeville, composant l'air de Mademoiselle Fel, morceau sur lequel l'oeuvre ne saurait conclure puisque le choeur n'y participe pas, ajoutant Allons danser sous les ormeaux pour donner au Devin du village la forme qu'il aura à l'Opéra en mars 1753, forme qui est demeurée à peu près canonique. Mais tout cela aurait été fait sur un autre manuscrit que nous n'avons plus, ou bien directement sur une partition, elle aussi perdue [note]Voir sur ce dernier point le commentaire de Bernard Gagnebin, OEuvres complètes, t. II, p. 1981.. Ce dernier enchaînement d'hypothèses n'est pas étayé par des indices matériels autres que l'état de la dernière feuille. Il reste donc très incertain.

Une autre série d'indices va cependant nous permettre d'aller plus loin, et avec plus d'assurance. Il faudrait certainement un regard plus exercé que le mien pour démêler tous les moments d'intervention de l'auteur sur son manuscrit ; on peut cependant affirmer sans hésitation que l'encre utilisée à partir de la romance de Colin Dans ma cabane obscure n'est plus la même que celle du début de la scène VIII. Rousseau aurait alors commencé à transcrire son divertissement quelque temps après avoir terminé la transcription de l'intermède proprement dit. Le divertissement a été fait entre octobre 1752 et mars 1753. Quand la transcription de l'intermède lui-même a-t-elle été faite ? L'écriture, derrière les diverses tatures et modifications, est soignée ; il s'agirait alors d'une mise au net du travail de l'auteur-compositeur, devenue par la suite manuscrit de travail. Ce manuscrit donne-t-il les paroles chantées à Fontainebleau ?

Deux détails confirment un lien avec Fontainebleau. Dans la scène III, seul sur scène, le Devin, très homme des Lumières, explique au public :

« J'ai tout su de Colin, et ces pauvres enfans Admirent tous les deux la science profonde Qui me fait deviner tout ce qu'ils m'ont appris. »

La suite, rétablie dans l'imprimé, est raturée sur le manuscrit de Lyon :

« Leur amour à propos en ce jour me seconde ; En les rendant heureux, il faut que je confonde De la Dame du lieu les airs et les mépris. »

Voilà des vers qui risquaient d'être mal accueillis à Fontainebleau par l'une ou l'autre des dames du lieu, la reine ou Madame de Pompadour. Rousseau préfère barrer, quitte à laisser « profonde » et « appris » sans rime. Mais ce n'est pas tout : dans la scène suivante, Colin se permet cette réflexion :

« Helas ! qu'il m'en va coûter Pour avoir été trop facile ! A m'en laisser conter par ces Dames de Cour ! »

Or, là aussi, le dernier vers est biffé sur le manuscrit, pour être rétabli dans certains imprimés (mais non pas dans la première édition, publiée aux dépens de l'Académie). La conclusion à tirer semble claire : dans son premier état, le manuscrit de Lyon date d'avant Fontainebleau ; il a été ensuite adapté aux exigences d'un public de cour en vue de la représentation d'octobre 1752.

Colette et Héloïse sont soeurs

Autre élément significatif : dans la bibliothèque de l'Assemblée nationale à Paris se trouve une partition manuscrite du Devin du village qui, sans être autographe comme cela a longtemps été dit, est d'un grand intérêt [note]Ms n° 1517.. Elle semble avoir servi à la représentation de Fontainebleau, puisqu'elle contient notamment un divertissement en pasticcio qui n'avait plus aucune raison d'être une fois que le divertissement de Rousseau fut composé. On y trouve aussi des didascalies qui sont absentes des autres versions de l'oeuvre. Mais, surtout, dans les deux cas de suppression de vers qui viennent d'être cités, texte et musique correspondent à la version modifiée du manuscrit : y manquent les vers qui risquaient de gêner. D'autre part, un vers que Rousseau avait ébauché sur le manuscrit pour remplacer les trois vers éliminés de la scène III, mais qu'il a biffé par la suite et qui est illisible aujourd'hui, est complété et intégré dans la partition de Paris :

« Quand la crédulité m'instruit et me seconde, Mon art ne craint point le mépris.»

On le voit, en conservant « seconde » et « mépris », Rousseau rétablit des rimes mises à mal par la coupure.

Ainsi, cette première approche du manuscrit du Devin du village, nécessairement incomplète, permet néanmoins de tirer quelques conclusions, et en particulier la suivante : le manuscrit date d'avant octobre 1752 et a été retravaillé pour la représentation de Fontainebleau. Il a ensuite servi pour la transcription d'une partie du divertissement que Rousseau composa entre octobre 1752 et mars 1753. Cette dernière transcription reste inachevée pour des raisons que nous ne pouvons pas connaître avec certitude. Le manuscrit n'a servi à établir ni la première édition du texte ni la partition gravée. Il n'en reste pas moins vrai qu'il correspond à un état de cette oeuvre qui est fort intéressant. C'est sans doute dans à peu près cette forme que l'oeuvre a été introduite à l'Opéra pour un premier essai sans nom d'auteur, et qu'elle a ravi Louis XV et sa maîtresse à Fontainebleau [note]Pour la répétition à l'Opéra, voir Les Confessions, p. 375-376..

Même si Rousseau se déclare plus d'une fois né pour la musique, ce fut sans doute plus qu'un hasard qui fit de lui autre chose qu'un compositeur. Relire sa vie en partant du point d'aboutissement, c'est cependant courir le risque de simplifier le parcours complexe d'un homme qui, à près de quarante ans, était encore inconnu. Le Devin du village tiendra la scène en France jusqu'en 1830 ; la Lettre sur la musique française (1753) aura des effets durables sur le goût musical du pays ; Rousseau exercera toute sa vie le métier de copiste de musique. Il vantera souvent les qualités du Devin, dont il est notamment question dans les dialogues labyrinthiques de Rousseau juge de Jean-Jacques. C'est là qu'est faite une comparaison avec La Nouvelle Héloïse : Colette et Julie sont soeurs, l'une intéresse et touche comme l'autre, sans magie de situations, sans apprêt d'événements romanesques, même naturel, même douceur, même accent [note]Deuxième Dialogue, p. 867..

Le rapprochement a de quoi surprendre quand on pense à la coloration tragique du grand roman de Rousseau ; n'empêche qu'il témoigne de la place que l'auteur accordait au Devin du village et au souvenir toujours vif que laisse le tribut de larmes recueilli à Fontainebleau en octobre 1752.