La femme et la mort

Scènes d'angoisse et visions de guerre sous la plume de Marcel Roux

Marcel Roux est l'élève de Paul Borel (1828-1913), artiste lyonnais dans la lignée des Louis Janmot et Victor Orsel, élèves d'Ingres à Paris. Ces deux artistes, profondément croyants, traduisent leur foi, l'un dans le sens du bien, l'autre dans celui du mal, « imageant » le mal pour tenter de mieux le combattre. Marcel Roux, dans ses Suites gravées [note]Colette E. Bidon, « L'oeuvre diabolique et apocalyptique de Marcel Roux, graveur lyonnais, (1878-1922) », in Nouvelles de l'estampe, n° 105, mai-juin 1989 ; catalogue de l'exposition Marcel Roux (1878-1922), visions fantastiques, musée de l'Imprimerie et de la Banque, février-mars 1991, établi par Colette E. Bidon. , décrit ces phénomènes avec toute la fougue et la violence artistique dont il est capable. Au début de sa carrière artistique, comme un vrai Alceste, il se laisse petit à petit envahir mentalement par les monstres, les diables, les scènes sataniques où la femme représente le Mal, le Diable. Car l'art peut être dangereux : il traîne derrière lui toutes les angoisses de l'être qui le crée, de l'artiste qui veut se défaire de ses fantasmes par la plume ou le pinceau.

"Renoncement" par Marcel Roux Dessin à la plume et au lavis d'ncre grise pour la série Visions et Scènes de guerre, 1915 (BM Lyon, F 20 ROU 004027)

En ce début du XXe siècle la misère s'installe, l'alcoolisme et la prostitution se développent, avec leurs dramatiques conséquences dramatiques sur la vie des femmes ou des enfants. L'artiste finit par être hanté par ces visions pathétiques qui le torturent. A force de côtoyer dans ses propres dessins et gravures les êtres maléfiques et tourmentés que son imagination lui suggère, Marcel Roux s'imprègne de ce regard pessimiste. Sa foi reste totale, mais il finit par ne plus comprendre ce Dieu qui permet de telles abominations. Paul Borel, son maître et ami, lui conseille de consulter un prêtre parisien, dont le domicile est proche de celui de l'artiste lyonnais désormais installé dans la capitale. L'ecclésiastique lui suggère d'abandonner ses « diableries. » Cette période dure jusqu'en 1912.

Cette rencontre avec un religieux fait-elle évoluer l'oeuvre de l'artiste ? Une chose est sûre : à partir de 1912, les thèmes morbides qu'il avait tant décrits n'apparaissent que rarement dans ses gravures et ses dessins. Marcel Roux va d'ailleurs abandonner l'eau-forte et ses vapeurs d'acide néfastes à ses yeux : il se consacre à la gravure sur bois, soit en planches détachées, soit en suites, poursuivant ce qu'il avait commencé avec l'illustration sur bois d'ouvrages de son ami Louis Mercier, tel Lazare le Ressuscité [note]Louis Mercier, Lazare le Ressuscité, Lyon, H. Lardanchet, 1908. ou Ponce Pilate [note]Louis Mercier, Ponce Pilate, Lyon, H. Lardanchet, 1910. siégeant au prétoire de la citadelle d'Hérode.

La femme devient alors le thème principal dans l'oeuvre de Marcel Roux. Une femme paisible, à la beauté sensuelle, rappelant cependant toujours l'Eve de ses premières gravures. Roux en arrive à simplifier ses dessins, ne laissant paraître que l'essentiel, par exemple un simple rameau pour décrire un arbre entier. Félicie est une jeune fille douce et pure ; Winnie Wood, une mondaine à la beauté délicate... La libération de la femme s'ébauche. Elle comprend qu'elle peut et qu'elle doit participer au progrès social naissant, à l'élaboration du budget familial, qu'elle doit s'enrichir intellectuellement ; enfin, qu'elle peut vivre hors de la soumission aux lois conjugales. Elle n'est plus seulement l'épouse ou la mère. Elle devient cadre, voire chef d'entreprise. La guerre qui survient en 1914 amène les femmes à remplacer les hommes partis au front, et leur comportement vis-à-vis de la société s'en trouve modifié. La femme en travaillant se protège de la solitude et de l'angoisse en cette période tourmentée qui se précise. Elle devient la femme porteuse de l'espoir.

"Angoisse" par Marcel Roux Dessin à la plume et au lavis d'encre grise pour la série Visions et Scènes de guerre, ca. 1915 (BM Lyon, F 20 ROU 004019)

Un artiste face au conflit

En 1914, Marcel Roux est appelé sous les drapeaux pour combattre l'ennemi. Dans son régiment, il devient infirmier ; il vit la douleur des soldats blessés, la mort le poursuit. La faim de dessiner est toujours présente. C'est à ce moment-là, en 1915, qu'il ébauche ses Visions et scènes de guerre dans une suite de dessins où l'émotion éclate à chaque coup de pinceau. Les horreurs de cette guerre de tranchées marquent cet artiste à la sensibilité exacerbée. Ici, peu ou pas de soldats, mais des femmes qui deviennent des héroïnes, des êtres qui souffrent de la perte d'un mari, d'un père ou d'un frère.

Une vingtaine de dessins de ces Visions et Scènes de guerre, découverts chez plusieurs collectionneurs, dépeignent tous des femmes meurtries, non seulement moralement, mais aussi dans leur chair par les atrocités des envahisseurs, par les morts qui s'accumulent dans les tranchées, par le décès des enfants victimes des combats, par l'absence des maris qu'elles doivent remplacer dans l'industrie.

Dans ses dessins, le regard de l'artiste est presque inhumain, insoutenable à force de réalisme. Ces femmes ne sont que corps voûtés, courbés sous la douleur, ployés sous le chagrin qui les envahit. Leurs poses sont théâtrales, elles évoluent comme évoluent les femmes de Matisse dans La Danse (1909), mais au contraire de Matisse, avec sur le visage une expression d'horreur. Leurs attitudes sont une forme de lyrisme en harmonie avec leurs sentiments. Elles sont abattues, terrifiées, éplorées ou en fureur contre un ennemi qui veut dominer et écraser le monde entier. Marcel Roux les dépeint avec un immense respect, à des stades différents étapes de la douleur. Leurs vêtements blancs et souples amplifient une analogie entre la guerre de 1914 et les troubles des débuts de la chrétienté, leur donnant l'allure de somnambules aux yeux anesthésiés. On pourrait presque les imaginer réunies en une immense fresque, une suite de bandes dessinées, très modernes dans leur interprétation, car l'artiste découpe une succession de séquences comme dans la B.D.

Ces dessins donnent également la sensation de corps désarticulés pour affirmer une impression de vies cassées, corps qui se figent comme tétanisés et s'arrondissent pour masquer les émotions. Marcel Roux s'est rappelé son enfance dans les cirques ou les théâtres de son père. Il a retrouvé des gestes déjà vus, qui ont resurgi de son passé ; il a inoculé un souffle théâtral à ses Visions et Scènes de guerre ; il a imposé à l'attitude de ces femmes une inspiration dramatique qui se décline dans leurs gestes. Le contraste entre ces femmes immenses et le mur de Jérusalem donne une impression d'espace illimité, par leurs proportions contrastées. Quant au contour qui orne les corps, il s'avère d'une grande pureté de trait.

Les vibrations de ces dessins évoquent les lamentations de ces femmes, leurs complaintes, leurs gémissements ou leurs prières. Leur peur accapare le dessin, leur fureur déchire l'espace, on les voit frissonner, s'agiter et s'abattre sur le tombeau qui cache le corps aimé, comme Marthe et Marie s'étaient effondrées sur ce tombeau de Lazare, par lequel Marcel Roux avait illustré en 1908 un poème de Louis Mercier. Le personnage féminin, à gauche sur le dessin de Marcel Roux, Renoncement (Fig. 1), est semblable à la femme prostrée sur le tombeau de Lazare, à gauche de la gravure de l'artiste, dans Lazare le Ressuscité. L'artiste a puisé cette attitude douloureuse dans ses archives de gravures religieuses, établissant ainsi un rapport entre chrétienté et 1914.

"Fureur" Par Marcel Roux Dessin à la plume et au lavis d'encre grise pour la série Vision et Scène de guerre, 1915 (BM Lyon, F 20 ROU 004022)

Il faut aussi se souvenir de l'emprise de la foi religieuse sur l'artiste. Ce n'est pas une simple description de la Grande Guerre que celui-ci s'emploie à recomposer, il rappelle et décline les drames des premières ères du christianisme. Ces Visions et Scènes de guerre sont principalement bâties autour des murailles de Jérusalem. Marcel Roux intitule ses dessins : Angoisse, (fig. 1) lors de l'appel sous les drapeaux, Effroi (fig.3) lors de l'arrivée des envahisseurs, Fureur (fig. 4) et Terreur (gig. 5) devant les massacres accomplis par l'ennemi, Prière (Fig. 2) afin d'être écouté par Dieu, Désespoir (fig. 6) devant le fait accompli, Abandon (fig. 9) et Renoncement (fig. 11) à tout espoir. Huit sentiments successifs pour aboutir à un dernier dessin, qu'il réalise d'ailleurs en lithographie, Le Soldat crucifié ou Le Sacrifice (fig. 12) : un poilu les bras en croix, écroulé sur les parois d'une tranchée, mélange de sentiments religieux et du symbolisme de la croix, avec l'esprit laïc qu'incarne la vision d'un soldat mort pour sa patrie. Marcel Roux désirait traduire ces dessins en lithographie. Il n'a pas eu le temps de terminer le cycle prévu. Il est mort en 1922, après une longue et pénible maladie contractée au front.

Sous les murs de Jérusalem

Cette progression de la douleur est en quelque sorte un chemin de croix de la guerre de 1914-1918, à tout le moins une Voie douloureuse qui se déroulerait dans la région de Jérusalem, près du temple d'Haram-ech-Chérif. Jérusalem, avec la masse de ses hautes murailles crénelées de pierres défiant les siècles, domine la plaine du désert et offre au spectateur la tristesse d'un passé qui se répète car si les chrétiens sont autrefois tombés pour la foi, les soldats de 1914 sont tombés pour leur patrie.

La correspondance entre le passé et les événements dont l'artiste est le contemporain est patent. Reverdy lui-même affirmait que plus les rapports de deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte, plus elle aura de puissance émotive.

"Desespoir par Marcel Roux Dessin à la plume et au lavis d'encre grise pour la série Visions et Scènes de guerre, 1915 (BM Lyon, F 20 ROU 004024)

Le silence qui se dégage de ces dessins est lourd, c'est comme un hymne qui monte de la terre antique la couleur même des lavis choisis par l'artiste, des gris très modulés, symbolise cette contrée, le gris des pierres, le gris du sable, le gris de la poussière qui stagne en permanence sur Jérusalem, voilant très souvent le soleil.

Le ciel lui aussi participe à cette angoisse, Marcel Roux le décrit couvert et tourmenté, dans des tons de gris violet, symboles de deuil, des couleurs simples qui agissent sur les sentiments qu'éprouve le spectateur de ces scènes. Tout dans ces dessins concourt à créer une atmosphère de douleur : le trait, les couleurs par la valeur des tons de gris, la composition des figures, avec une simplicité de moyens exemplaire car c'est le blanc qui domine dans cette interprétation de la guerre. Un dépouillement total et l'absence de détails, rendus inutiles, confèrent ainsi une parfaite unité à ces dessins.

Marcel Roux est-il allé à Jérusalem ? Rien ne n'atteste, mais cet homme cultivé avait très certainement lu Chateaubriand qui décrivait la cité dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem en 1806, cité dans laquelle il avait situé ses scènes des Martyrs. Cet amalgame entre guerre de 1914, religion et expressionnisme traduit bien la vigueur de l'oeuvre dessiné de Marcel-Roux. Ces dessins peuvent être assimilés sans peine à l'expressionnisme allemand, Le Cri de Munch n'est pas loin. Marcel Roux a établi des liens réel entre son interprétation et l'âme du spectateur, il a su suggérer l'idée de la mort par les formes et une certaine couleur de lavis, Cette étude sommaire de l'oeuvre dessiné, en période de guerre, par Marcel Roux peut inspirer l'idée d'une certaine spiritualité romantique, tant par la perception immédiate de ses dessins que par le fait d'avoir assimilé la guerre aux combats des premiers chrétiens. A travers des sujets bibliques, mais surtout par cette réintroduction de la pensée dans l'art.

En 1951, Matisse écrivait à André Lejard, son ami et critique d'art : L'art doit-il avoir un contenu religieux ou spirituel ? [note]Henri Matisse, Ecrits et Propos sur l'Art, Paris, Hermann 1972.. Bien avant Matisse et ses personnages dépouillés de la Chapelle du Rosaire, à Vence [note]Jean Pierre Dubois-Dumée, Chemin de la croix, Lonrai, Desclée de Brouwer 1996., Roux s'était déjà posé cette question, évitant à son oeuvre de devenir anecdotique.

Autoportrait n°1, gravure par Marcel Roux (BM Lyon, F 20 ROU 004014)

Eléments de biographie

Marcel Roux est né à Bessenay, près de Lyon, le 11 septembre 1878, et décédé à Chartres, le 19 janvier 1922. En 1886, sa mère l'inscrit dans un internat de la montée Saint-Barthélémy à Lyon. Il n'y reste que deux ans et accompagne alors son père, homme de théâtre, à Nice. Il dessine sur des carnets de croquis de nombreuses aquarelles, en particulier au jardin exotique de Monaco, et devient le régisseur du théâtre où exerce son père. Il obtient en 1896 une mention honorable à l'école des Arts décoratifs de Nice, sous la direction du peintre Levert. De retour à Lyon avec sa famille, il prend part aux cours de l'école des Beaux-Arts de la ville, sous la directive du peintre Auguste Morisot.

Marcel Roux est l'héritier d'une longue lignée de peintres lyonnais du symbolisme religieux, très souvent élèves de Ingres à Paris : Louis Janmot, Victor Orsel, Paul Borel... Au début de sa carrière, son goût le porte principalement vers l'oeuvre de Rembrandt, qui sera pour lui une révélation dont la trace se retrouve sur ses gravures d'un noir profond. Ses rencontres avec Paul Borel, Joseph Brunier ou Johannès Drevet le dirigent de plus en plus vers la gravure. De 1901 à 1912, il compose ses Suites fantastiques, dénonçant les maux de la société industrielle, l'alcool, la violence, la prostitution, puis les péchés capitaux. En 1904, Roux participe aux Salons de la Société des Beaux-Arts de Lyon. Une nouvelle médaille lui est accordée en 1906. Le musée des Beaux-Arts de la ville lui achète quelques-unes de ses planches gravées, alors que, l'année suivante, Paris accueille les oeuvres de l'artiste à la Société nationale des Beaux-Arts. En 1908, Lardanchet édite le poème de Louis Mercier, Lazare le Ressuscité, illustré de magistrales gravures sur cuivre de Marcel Roux. La presse suit avec un grand intérêt la progression de cet artiste de talent qui s'installe à Paris l'année suivante et donne des cours de dessin pour subvenir aux besoins de sa famille. En 1910, douze gravures de l'artiste sont déposées par l'Etat au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale. La même année, Lardanchet édite un nouveau poème de Louis Mercier, illustré par Roux, Ponce Pilate. Jacques Doucet achète la collection complète des gravures de l'artiste.

La mort de son ami et maître Paul Borel l'affecte profondément. A la déclaration de guerre, il se retrouver infimier dans son régiment, et va revenir affaibli moralement et physiquement de ce conflit brutal qui altère sa foi. Il se remet à la gravure, délaossée un certain temps, et interprète à sa manière le Salomé d'Oscar Wilde.

En 1915, Marcel Roux dessine le projet d'une nouvelle suite pour Visions et Scènes de guerre, projet dont il ne réalise en gravure que deux planches, dont Le Soldat crucifié. Il meurt à Chartres.

Le numéro 105 des Nouvelles de l'estampe, en mai-juin 1989, consacré à « L'OEuvre diabolique et apocalyptique de Marcel Roux, graveur lyonnais », ainsi que l'exposition réalisée au musée de l'Imprimerie et de la Banque à Lyon en février-mars 1991, Visions fantastiques, témoignent de la survie de cet artiste exceptionnel dans l'esprit de sa ville natale.

(Ce texte est inspiré de la biographie établie par Catherine M. Memarian, petite-fille de l'artiste, publiée dans le catalogue de l'exposition du musée de l'Imprimerie et de la Banque.)
C.E.B.