Sur la piste des épices

Une cuisinière d'aujourd'hui retrouve la trace de Pierre Poivre, aventurier lyonnais du XVIIIe siècle.

Le hasard n'existe pas. Mon esprit et mon âme profondément marqués par mes origines orientales m'ont toujours murmuré que le chemin était tracé et que toutes les incroyables « coïncidences » qui ont jalonné ma vie étaient « écrites ». Ainsi, la sérénité et la force que m'a données cette conviction d'aller vers mon destin, je n'ai jamais hésité à braver les difficultés, à bousculer les principes et à aller à la rencontre de l'inconnu. Après une carrière journalistique passionnante, je profitai de l'arrivée de la trentaine pour oser un virage professionnel radical : m'exprimer enfin comme cuisinière. Lyon, la ville de mon enfance, s'imposa tout naturellement comme le cadre de cette nouvelle aventure. Au cours de l'une de mes déambulations dans la ville, à la recherche du lieu rêvé pour installer un restaurant, mon regard fut attiré par la plaque d'une petite rue située au pied des pentes de la Croix-Rousse :

Rue Pierre-Poivre, naturaliste lyonnais (1719-1786)

Intriguée par ce personnage, je dénichai à la Bibliothèque de la Part-Dieu un gros ouvrage : Pierre Poivre, une biographie écrite par Louis Malleret [note] Louis Malleret, Pierre Poivre, Paris, A. Maisonneuve, 1974. , qui allait assouvir ma curiosité. Quelques années plus tard, j'ai enfin pu rendre hommage à cet inconnu qui m'était devenu si familier, à travers un livre consacré aux épices. Je constatai que ce naturaliste au nom prédestiné [note] Baie d'une liane de la famille des pipéracées, le poivre (peivre au XIIe siècle), tire son nom du latin piper, avait connu des aventures qui n'ont rien à envier à celles des grands explorateurs et je décidai de faire du poivre mon graal gourmand. Chaque découverte, chaque détail me mettait en joie.

Portrait de Pierre Poivre, d'après E. Conquy s.d. (BM Lyon, Ms Charavay 714)

Fils de merciers lyonnais installés près de l'église Saint-Nizier, Pierre Poivre entre à quatorze ans chez les Missionnaires de Saint-Joseph installés rue du Garet. A l'endroit même où mon mari Emmanuel et moi même avons ouvert notre restaurant... quelques mois avant de lire les tribulations du sieur Poivre. Un magnifique jardin clos appartenant à la Mission et dominant la Saône sur l'éperon de la Croix-Rousse, vers l'actuelle rue Chazière [note]Adolphe Vachet, Les Anciens Couvents de Lyon, Lyon, E. Vitte, 1895., serait d'ailleurs le berceau de la passion que voua aux plantes le jeune homme. Sans tirer de conclusions hâtives dignes d'un apprenti médium, j'ai pourtant été troublée à la lecture de ces lignes. Le nom du restaurant, Oxalis, est celui d'une petite plante des sous-bois dont la feuille composée de trois folioles en forme de coeur, est le symbole de la Trinité. L'oxalis fut d'ailleurs choisie comme emblème par saint Patrick quand il évangélisa l'Irlande. Et l'une de mes retraites favorites, pour lire ou rêvasser, est le jardin clos du palais Saint-Pierre.

Dévorant les pages de la biographie rédigée par Malleret, découvrant les lettres autographes de Pierre Poivre à la Part-Dieu [note]La Bibliothèque municipale de Lyon possède plusieurs lettres écrites par Pierre Poivre (Ms Charavay 714), ainsi que deux Discours imprimés (356 976 et 302 809)., j'apprends que ce dernier poursuit sa formation aux Missions étrangères à Paris et s'embarque à vingt et un ans pour l'Orient, afin d'honorer sa vocation religieuse. Au XVIIIe siècle, les voyages constituent une véritable épopée semée d'embûches et d'imprévus. A peine débarqué en Chine, à la suite d'une méprise, le jeune ecclésiastique se retrouve en prison et en profite pour apprendre le chinois. Il se passionne aussi pour les plantes rares, les épices et les coutumes locales, s'habille même en mandarin... Ce mode de vie est bien loin de ses obligations apostoliques et il est bientôt remercié par les autorités religieuses. La curiosité qu'il ressent à l'égard des cultures inconnues et sa soif de comprendre et de connaître, me sont familières, car proches de mes agissements. La visite d'une épicerie asiatique ou d'un souk sont des moments de pur bonheur, où mon regard rebondit de produit en produit et où mon esprit enregistre avec appétit les explications de l'épicier.

Plan de Pondichery dans Voyages aux Indes et à la Chine, 1774-1781, par Pierre Sonnerat Paris, Dentu, 1806, 2 vol. (BM Lyon, Rés. 128 809)

Plantes interdites

A bord du Dauphin, le vaisseau qui le ramène en France en pleine Guerre de succession d'Autriche où la France s'oppose au Royaume-Uni, Pierre Poivre se retrouve au beau milieu d'une bataille avec des navires anglais embusqués dans le détroit entre Sumatra et l'île de Bangka. Un boulet de canon emporte son bras droit : signe du destin ou de la providence, il ne célébrera jamais la messe.

Débarqué à Batavia (l'actuelle Jakarta) pour y être soigné et y passer sa convalescence, Poivre observe à loisir la stratégie de la toute-puissante Compagnie hollandaise des Indes orientales. Les conquêtes de terres lointaines et la recherche de nouveaux mondes n'ont pour seul véritable objectif que de décharger sur les quais des grands ports européens des balles de poivres et d'épices, symboles de richesse et de puissance. Jadis, les caravanes ont tracé la voie en acheminant leurs précieuses cargaisons depuis le Sud de l'Arabie via la Syrie. Les Phéniciens ont ouvert une route de la côte de Malabar aux Indes via le Golfe persique, pour débarquer leurs chargements à Tyr. Puis les marchands vénitiens se sont enrichis en revendant à prix d'or les épices achetées aux Arabes. Précurseurs, les Portugais partent à la conquête des côtes et des îles indiennes et indonésiennes, imités par les Hollandais qui leur ravissent deux joyaux : Ceylan et les Moluques. Face à un empire hispano-portugais mal géré, les Hollandais ne tardent pas à affirmer leur suprématie. En 1619, ils créent un fabuleux comptoir sur l'île de Java : Batavia. Ils dominent alors les mers avec une flotte comptant près de treize mille navires.

Pierre Poivre étudie donc les rouages de ce fructueux monopole protégé par deux préceptes : le mystère et la terreur. Les fruits des deux « plantes interdites » que sont le muscadier et le giroflier poussent dans des lieux tenus secrets, sont récoltés et entreposés dans des entrepôts soigneusement gardés, tels les bijoux de la couronne. Quiconque est surpris en leur possession est puni de la peine de mort. Animé par une audace téméraire, Pierre Poivre échafaude avec le gouverneur des îles Mascareignes de France, Mahé de la Bourdonnais, la folle idée d'offrir à son pays une part du gâteau. En 1748, il se fait engager dans la prestigieuse Compagnie française des Indes qui gère tous les comptoirs et les îles du royaume de France. Il sillonne les océans, séjourne plusieurs fois dans les prisons anglaises, élabore son approche des autorités locales et des différentes ethnies en fin diplomate, fréquente la cour des mandarins de Hué et séduit le roi avec de somptueux présents. Les soutes des bateaux qu'il affrète regorgent de soieries, d'ivoire, de plants de mûriers, de manguiers, de palmiers et de poivriers. Mais au sein de la Compagnie, Poivre suscite des jalousies et se fait bien des ennemis dont le puissant gouverneur Joseph François Dupleix qui sabote bon nombre de ses entreprises, y compris en s'alliant aux Hollandais.

Poivre blanc, graine de zelim et poivre long dans Phytanthoza iconographia de Johann Wilhelm Weinmann Augsbourg, 1737-1745 (BM Lyon, Rés. 30820/821)

Qu'importe, Pierre Poivre ruse et se rend aux Philippines par Java et la Chine afin d'échapper à la surveillance des agents hollandais. Il incite le gouverneur espagnol des Philippines à traiter avec le roi de Mindanao afin que ses sujets rapportent des Moluques des noix de muscade fraîches, dans leur coque. Ainsi, elles pourront germer et se multiplier dans une plantation. Quant aux girofles, l'affaire est plus périlleuse encore, car il faut en dérober un plant. Pierre Poivre n'est pas homme à reculer devant la difficulté. Il apprend le malais pour parler aux Moluquois sans interprète, déniche de vieilles cartes pour connaître les moindres recoins de la région et ne pas avoir à se fier aux nouveaux tracés des Hollandais, lesquels ont falsifié les routes. Les éléments se déchaînent contre lui, la mousson fait échouer l'expédition mais Poivre réussit à traiter avec un Chinois qui lui vend trois mille noix de muscade. Trente-deux muscadiers sortent enfin de la terre dans une minuscule plantation de Manille mais s'étiolent avant de trouver un terrain propice à leur croissance. De son côté, la Compagnie des Indes refuse d'affréter la frégate réclamée par le Lyonnais. Quatorze mois plus tard, l'infatigable aventurier s'embarque avec dix-sept plants de muscadier sur un navire de commerce qui le dépose à Pondichéry avec seulement douze pieds. Six mois sont encore nécessaires à Pierre Poivre pour toucher enfin le sol de l'île de France, ayant camouflé cinq plants de muscadiers dans la doublure de sa veste, afin de déjouer les douane et les contrôles des Hollandais.

Muscade mâle et femelle dans Phytanthoza iconographia de Johann Wilhelm Weinmann Augsbourgn 1737-1745 (BM Lyon, Rés. 30820/821)

Dans le plus grand secret, il confie ces « miraculés » aux jardiniers de la Compagnie et s'élance à nouveau à l'assaut des Moluques, à la recherche de plants de giroflier, indifférent aux trahisons et jalousies qui sévissent au sein de la prestigieuse organisation. Hélas, ses plants de muscadier dont l'authenticité est contestée par un botaniste, un certain Aublet, à la solde de ses ennemis, meurent, certainement à la suite des traitements infligés par ce félon : on l'aurait vu, de nuit, les arrosant d'eau chaude et d'acide ! Méfiant et malin, Poivre a heureusement pris soin d'adresser un plant au Jardin du Roi où le célèbre botaniste Jussieu l'authentifie. Bernard de Jussieu gardera précieusement le merveilleux herbier que Pierre Poivre lui offert ; il se trouve aujourd'hui à la bibliothèque du Museum d'histoire naturelle, à Paris.

Monsieur l'Intendant

Les attaques des détracteurs de Pierre Poivre se font plus véhémentes, les budgets supplémentaires sont distribués au compte-gouttes, arguant que la course aux épices est une entreprise « ruineuse et chimérique ». Le naturaliste décide de rentrer en France et de plaider sa cause à travers un pamphlet rédigé en 1758. Louis XV lui accorde une gratification de vingt mille livres et Poivre se retire près de Lyon, dans sa propriété de Saint-Romain-au-Mont-d'Or, La Fréta, où il plante un merveilleux jardin d'essences rares et exotiques. Anobli par le roi, il devient membre de l'Académie des Sciences, des Belles-Lettres et des Arts de Lyon. En 1766, il se marie avec Françoise Robin, et le ministre Choiseul le nomme intendant des îles Mascareignes.

Carte de l'île Bourbon [île de la Réunion] dans l'Histoire générale des voyages [...] par l'abbé Antoine-François Prévost, La Haye, Pierre de Hondt, 1747 (BM Lyon, coll.jésuite des Fontaines, G 202/l-25)

Le cuisinier est un aventurier moderne

A son arrivée, Monsieur l'Intendant est stupéfait de retrouver des terres en proie à la disette et à la désolation. Sans relâche, il organise une vaste opération de reboisement, délevage et de culture. Il renoue avec le Timor et envoie des navires chargés de rapporter des muscadiers et des girofliers troqués à des traficant macassars des Célèbes, ennemis jurés des Hollandais. Le 25 juin 1770, l'inestimable cargaison de la corvette Etoile du matin est débarquée sur les quais de Port-Louis, à l'île de France. Pierre Poivre s'empresse de la planter dans la merveilleuse propriété de Mont-Plaisir [note]Dessiné sur la propriété de Mont-Plaisir achetée en 1735 par le gouvernement, Mahé de la Bourdonnais, transformé et embelli par Pierre Poivre puis par les Anglais, le Jardin botaniqye de Pamplemousses est, aujourd'hui encore, l'un des plus beaux au monde, abritant des essences exotiques sur 25 hectares, aux côtés des milliers d'espèces rares importées de tous les continents et qu'il soigne avec amour. En 1772, Poivre revient à Lyon. En 1777, les premiers clous de girofle sont présentés au roi, suivis en 1778, par les ^premières noix de muscade. des plants sont distribués aux colos des Mascareignes, des Seychelles, de la Guyane et des Antilles. C'est le coup de grâce qui achève de démanteler le monopole des Hollandais. Pierre Poivre meurt à Lyon en 1786 et sa veuve épouse en 1795 le célèbre Pierre Samuel Dupont de Nemours, un ami de la famille.

1. Bouton de fleurs de giroflier, photographie d'Emmanuel Auger 2. Recette du magret mi-cuit à la confiture d'aubergines giroflée, dessin de Sonia Ezgulian 3. Badiane ou anis étoilé, photographie d'Emmanuel Auger 4. Recette deu palet de mirabelle à la badiane, dessin de Sonia Ezgulian

On l'a compris : ces quelques notes biographiques m'ont permis d'exprimer l'admiration que j'éprouve envers ceux qui vont au bout de leurs rêves. Curieusement oublié des dictionnaires et peu connu des Lyonnais, Pierre Poivre a largement contribué à vulgariser l'usage de nombreuses épices. Pour moi, le cuisinier est un peu cet aventurier moderne qui explore le monde en quête d'épices méconnues, de fruits insolites, de légumes surprenants et de goûts nouveaux. Je ne dessine pas de merveilleuses planches de botanique, je ne fais pas pousser des variétés rares dans un potager expérimental. En guise d'hommage à un grand homme, j'ai simplement dressé un inventaire gourmand et traduit mes découvertes à travers des recettes.

Une façon de sceller la belle rencontre que décida un regard furtif sur une plaque de rue. Elle ne fait que commencer.