Un fleuron de collection
De nouvelles pièces rejoignent les fers à dorer du Fonds Ancien
Le fer à dorer est à la bonne température quand il s'arrête de crier sur l'éponge explique François Léger. Quelques gémissements discrets indiquent que la démonstration va pouvoir bientôt commencer... Depuis 1982, François Léger règne sur l'atelier de dorure de la Bibliothèque municipale de Lyon.
Un royaume de quelques mètres carrés, très clair avec sa vue dégagée sur la Part-Dieu, et de plus de mille cinq cents fers à dorer [note]Fer à dorer : outil dont se sert le doreur pour appliquer ou "pousser" des motifs en or ou en couleur sur les reliures. Ce sont de véritables poinçoins gravés ou fondus, la plupart du temps en bronze.. Dont une belle collection de fleurons [note]Fleuron : fer à dorer qui forme à lui-seul un motif. donnée à la BML et provenant de la collection de Marius Magnin, artiste relieur lyonnais du siècle dernier et même de l'avant-dernier. Le local où officie François Léger jouxte celui de la reliure, mais en est distinct, comme dans tout atelier de reliure qui se respecte. Le moindre souffle d'air affole la feuille d'or.
François Léger, chef d'atelier, en train de dorer. Au fond, dans les vitrines, la collection de fers à dorer de la Bibliothèque.Reliure, dorure, ces deux activités complémentaires ont vu au fil de l'histoire du livre et de l'évolution du goût du lecteur-bibliophile, fluctuer leur relation. Chez nos contemporains, l'amateur commanditaire se fait rare. Le particulier fait de moins en moins relier ses livres. L'exemple de cette femme qui voulait absolument, se souvient François Léger, qu'on lui relie une édition en livre de poche d'Anna Karénine, est non seulement une exception, mais il n'a rien à voir avec la bibliophilie. Les Bibliothèques elles-mêmes font de moins en moins relier leurs collections. On numérise. C'est plus moderne. De plus en plus rare encore est le recours à la dorure, constate François Léger dont la tâche essentielle à présent se résume à faire du titrage et à appliquer sur les ouvrages le monogramme de la Bibliothèque. L'esthétique de l'époque n'est pas à l'ornement et, en restauration, on ne reconstitue plus les décors lacunaires. Amoureux de son art qu'il est, il le regrette. Ne le dit pas, mais cela s'entend.
Finie, donc, la fête dorée des plats et des dos, les grands décors de fanfares, de semés, de centres et de coins à gerbes ? La pratique est pourtant bien ancienne, du moins, celle du fer à froid. Ainsi le plat de certains manuscrits coptes du Ier ou IIe siècle est-il parfois frappé de petits fers, tandis que le cuir de quelques manuscrits carolingiens, toujours, donc, bien avant l'invention de l'imprimerie, s'orne lui aussi de petits fers, voire de filets poussés à froid dessinant une croix, des diagonales, qu'accompagne un décor de palmettes et d'entrelacs. La reliure à décors dorés, est apparue, elle, à la Renaissance, dans les dernières années du XVe siècle, en Italie, à Naples et à Venise, où les relieurs, imitant les exemples venus d'Orient, pratiquent la dorure. Une mode qui gagne bientôt toute l'Europe. Périodes fastes et brillantes pour l'art du fer à dorer que les XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles avec leurs tendances, leurs écoles, leurs maîtres. La reliure à la fanfare, entièrement décorée de médaillons et de feuillages, triomphe vers les années 1560 ; la reliure à semé, obtenue par la répétition d'un ou de deux fers sur toute sa surface, a la cote sous Louis XIII. A la dentelle ou mosaïquée, sous Louis XV, la reliure s'orne d'oves et de grecques et opte pour le fer maigre sous Louis XVI. Jusqu'au XIXe siècle, grand friand de pastiches, mais qui sait se montrer inventif en ses dernières années.
Fer à dorer en bronze figurant un lion, signé Lanty, fin du XIXème siècle.Un métier en voie de disparition
La collection de la bibliothèque de Lyon date justement de cette époque. Elle est fin XIXe. Le siècle dernier, XXe du nom, a souvent, lui, en matière de reliure, cherché l'originalité dans le travail de peausserie et dans l'utilisation de la lettre, délaissant l'ornementation traditionnelle. Et le XXIe ?... Le métier de doreur est un métier en voie de disparition, estime François Léger qui a fait ses classes chez un artisan. La meilleure école. Quatre ans chez Monsieur Blondeau, à Rouen. Puis, huit ans, à Lyon, chez Monsieur Carré, Meilleur Ouvrier de France. Il se souvient du partage des tâches qui régnait traditionnellement dans l'atelier : la plaçure [note]Plaçure : ce qui relève de la couture des cahiers. revenant à la femme, l'endossure [note]Endossure : préparation du dos d'un livre relié. à l'homme. Des écoles existent, qui enseignent l'art de dorer- un art apparemment masculin, François Léger ne connaît guère qu'une doreuse, installée à Paris. Trois bonnes écoles, selon notre spécialiste : l'Ecole Estienne à Paris, le lycée Tolbiac, section reliure, toujours à Paris, et le lycée Paul Cornu, à Lisieux. Il demeure convaincu toutefois que c'est dans un atelier de relieur qu'on apprend le mieux son métier. Mais comment un art de moins en moins sollicité, car trop lent, trop coûteux, peut-il longtemps survivre ?
Fer en bronze, style romantique, signé Bearel, fin du XIXème siècle.Pas trop chaud, le fer, pour ne pas brûler la peau, mais pas froid non plus, sinon, pas d'emprise sur le cuir du livre. A propos, ne pas se laisser abuser par l'expression "fer à froid". Elle désigne un fer appliqué sur une reliure sans dorure. L'instrument, lui, est chauffé. Mais revenons plutôt à ces fers, à ces fleurons, à ces roulettes [note]Roulettes : fers qui ont la figure d'une roulette et qui servent à pousser de simples filets ou des dessins plus ou moins variés., ces palettes [note]Palettes : ce sont des fers à dorer qui évoquent un T, la gravure se trouvant sur l'extrémité transversale., que François Léger a mis il y a quelques instants sur le petit réchaud électrique de son établi. Un réchaud à gaz serait, remarque-t-il, mieux indiqué. Il est plus aisé d'en contrôler la chaleur, mais, la sécurité commandant... Observons donc ces gestes, qui, depuis que la dorure existe, doivent être sensiblement les mêmes. Sûr qu'à mettre en regard les planches de l'Encyclopédie, celle de d'Alembert, de Diderot, et la technique utilisée par notre fonctionnaire municipal, la manière de placer la roulette anglée pour exécuter les filets à angle droit, d'en assurer l'appui du long manche sur l'épaule, est la même. Rien n'a changé non plus dans la façon de "monter son titre". On commence toujours par le bas. Sur le composteur, un outil apparu à la fin du XVIIIe siècle et grâce auquel les lettres des titres et sous-titres se présentent désormais en ordre parfait d'alignement, ce qui n'était pas le cas avant où l'on dorait lettre par lettre, les caractères sont encore montés un à un, de gauche à droite et à l'envers.
Frise et symbole divers et variésLe principe de la dorure est simple. On chauffe le fer. On pose la feuille d'or sur la partie du livre que l'on veut orner. La première, maintenue sur la reliure par deux couches de blanc d'oeuf, l'albumine faisant office de colle ; le second, fermement pris dans la presse à dorer. On applique ensuite le fer sur la feuille d'or. On appuie de droite à gauche. De l'or s'incruste dans l'empreinte. Le surplus s'évanouit en poussière impalpable. C'est fini.
De la nature des peaux
La réalité est évidemment plus compliquée, plus délicate. Au point que l'apprenti doreur, pour ne pas gâcher, s'exerce un certain temps, voire un temps certain, sur un faux livre et sans feuille d'or... Ce métier, c'est tout un coup de main à prendre. Regarder à l'oeuvre François Léger nous en convainc aisément.
Ensemble, récemment acquis, de roulettes à filets droits et de roulettes décorées, XIXème siècle.Il y faut de la dextérité, pas seulement de la précision et de l'attention. Il faut bien connaître ses fers, appuyer ni trop, ni trop peu, et en fonction de la surface à dorer. La pression n'est pas la même sur du plat et sur de l'arrondi. Autre paramètre important, la nature des peaux. Et leur couleur. La basane [note]Basane : peau de mouton tannée utilisée pour les reliures courantes. , tout comme le bleu, sont réputés plus difficiles ; le chagrin [note]Chagrin : peau de chèvre tannée, petit grain. ou le maroquin [note]Maroquin : cuir de bouc ou de chèvre, à gros ou à petit grain., ainsi que le marron et le rouge, plus faciles. Tout cela exige un travail de finesse, une éducation de la main. Bref, une discipline, une maîtrise de soi. "Cela vaut le yoga", résume lapidairement François Léger. Gravé ou fondu, le fer à dorer est généralement en bronze, ce métal travaillant moins que d'autres à la chaleur. De plus, sa patine se marie bien à l'or. Un or, qui, fait remarquer François Léger attirant notre attention sur des reliures anciennes, se salit mais ne ternit pas. Le truc pour vieillir cet or parfois trop "neuf" dans un cuir qui ne l'est plus autant ? Un soupçon de bitume de Judée...
Alphabet à tige gothique et néogothique, XIXème siècle.Dans l'atelier de François Léger, plusieurs boîtes nouvellement arrivées s'entassent encore dans un rangement relatif. Leur contenu attend, outre un brin de toilette, d'être inventorié. C'est une collection de fers à dorer, palettes et roulettes ornées de grecques, de fleurs, de rinceaux..., palettes et roulettes à filets simples ou multiples, à filet droit, courbe ou hors courbe... S'y ajoute un important lot de polices de caractères à tiges. De toutes dimensions. Certaines au fort beau dessin. Soucieux de transmission, François Léger qui souvent accueille des curieux de découvertes dans le réduit où il se livre à des démonstrations de son art, voit déjà accrochée aux murs la théorie des instruments à longues pattes et petites têtes. Un bon support d'explication. Acquises auprès du petit-fils de celui qui fut son prédécesseur dans ce même atelier, ces pièces sont venues rejoindre ce fleuron des collections de la Bibliothèque de Lyon qu'est le fonds Magnin.
La dynastie des Magnin
Trois générations de relieurs ont paraît-il réuni cette collection que Monsieur Ramain a vendu en 1985 à la Ville. Lui-même, la tenait de Mademoiselle Magnin, la fille de Marius Magnin, qui avait repris, au 8 cours Lafayette, l'atelier de reliure fondé en 1871 par son père et son oncle, avant de se retirer elle-même, en 1961.
Marius Magnin et son aîné Lucien. Deux enfants de Thizy, nés au milieu du XIXe siècle venus à Lyon tenter leur chance, et qui s'illustrent avec succès dans l'art de la reliure. Si Lucien, mort prématurément, travaille surtout la dorure, Marius, lui, participe au renouveau que connaît le métier à la fin du XIXe siècle, en imaginant notamment des décors en mosaïques de cuir qui asseyent sa réputation bien au-delà de sa ville d'adoption. Paris eut ses Marius Michel père et fils, dont l'atelier est donné pour le meilleur résumé de toutes les réalisations françaises en reliure d'art entre 1880 et 1914. A peu près à la même époque, et pour un peu plus longtemps, Lyon eut son Marius Magnin.
Reliure de Marius Magnin sur Emile Zola, Nouveaux contes à Ninon Paris, Conquet, 1886 (BM Lyon, rés A 14703).La Bibliothèque de Lyon possède quelques uns des livres sortis de l'atelier des deux frères. Il est intéressant autant qu'émouvant d'y retrouver, ayant contribué à la composition d'une dentelle ou d'un grand décor complexe, quelques uns des fleurons qui désormais lui appartiennent également. Classés par thèmes, décors floraux, géométriques, emblèmes, symboles, trophées, sujets humains et animaliers, ces fers, où pour quelques fers d'angle on trouve beaucoup de motifs centraux, de dimensions variables, du minuscule ou presque gros (tout est relatif), reprennent dans leur forme d'anciens fers. Ce sont des pastiches dans le goût du revival qui était celui du XIXe siècle. Fers monastiques à l'empreinte noire pour une dorure à froid fort prisée aux XVe et XVIe siècles, fers alde et fers azurés, fers dits "à la lyonnaise", assez gras avec motifs assez gros, tels qu'ont les utilisait au XVIe siècle, fers façon dix-huitième siècle, caractérisés par plus de finesse dans le dessin, fers à filets, époque Louis XV, fers Empire, fers romantiques... Des reliefs et des creux qu'offre au regard la surface gravée ou fondue, on devine la finesse d'un trait, le délié d'un dessin, la simplicité ou la complexité d'une figure. Face à des classiques inévitables, des standards inusables, parmi lesquels les motifs végétaux s'imposent en best-sellers, tranchent certains sujets plus récents, semble-t-il, qui font s'interroger sur la source de leur inspiration. Quelques motifs amusent, d'autres, au regard néophyte en tous cas, apparaissent originaux. On retient un délicieux satyre jouant de la flûte de Pan, un insolite crocodile pendu par la queue, un profil d'homme fuyant, une tête de vache... Charmants, ces petites danseuses, cet angelot portant carquois et flambeau. Guignol et son bâton sont là, sinon, la collection ne serait pas lyonnaise. Tout comme l'emblème de la ville, décliné à l'envi et dans toutes les tailles. Tous ces fers sont en général signés.
Contreplat de reliure mosaïqué par Marius Magnin sur J.B. Giraud, Recueil descriptif et raissoné des principaux objets d'art ayant figuré à l'exposition rétrospective de Lyon 1877 Lyon, Louis Perrin, 1878 (BM Lyon, Rés 24929).Sagement rangée dans son armoire, la collection de fleurons attend son prince charmant. L'étudiant en histoire de l'art ou le futur bibliothécaire qui dressera son catalogue raisonné, plongeant dans l'étude de motif, traquant le style et l'ornement, recherchant pour qui certaines de ces pièces furent fondues, par qui elles furent dessinée. Celui qui, s'intéressant aussi à la main qui anime, saura mettre en perspective tout un pan méconnu de l'histoire du livre à Lyon au XIX et XXe siècles rendant ainsi l'esprit à la matière.