« Je ne mourrai pas tout à fait »

L'une des plus riches collections de la Bibliothèque fut léguée par Stéphane Mestre, lyonnais, avoué et bibliophile

Lorsque, pendant la Seconde guerre mondiale, les livres les plus précieux de la Bibliothèque de la Ville de Lyon furent déménagés en 1943 au château de la Bâtie d'Urfé, il fut demandé au bibliothécaire de l'époque, Henry Joly, de définir un ordre de priorité des caisses à sauver en cas de sinistre : le fonds Mestre fut placé en tête de cette liste, au même titre que les incunables et avant les collections manuscrites.

Ce don était donc considéré comme l'un des plus remarquables de ceux offerts à la Bibliothèque, et il fut, contrairement aux habitudes de cette institution, conservé dans son intégrité, sans être réparti par formats.

Un legs contesté

Lorsque Mademoiselle Julie Mestre, habitant 1, rue de l'Archevêché, légua par testament du 30 août 1882, déposé chez Me Poidebard, plusieurs objets appartenant à son frère, elle stipula

Les beaux livres marqués de l'ex-libris de mon frère non omnis moriar seront réunis et je les laisse à la bibliothèque de Lyon.
[note]Lyon-Revue commente ainsi le legs : Cette généreuse testatrice était la soeur d'un bibliophile bien connu à Lyon et dont la collection de livres rares et curieux avait une véritable célébrité. cette bibliothèque a été léguée à la Ville de Lyon. T. IV, 1884, p. 188. La mairie prévint aussitôt de ce legs le bibliothécaire-inspecteur de l'époque, Joséphin Soulary.

Le 8 mars 1883, Soulary fit un rapport au maire, indiquant qu'il s'était rendu deux jours auparavant au domicile de la défunte en compagnie d'Aimé Vingtrinier, le bibliothécaire de la Grande bibliothèque de Lyon, afin de réunir tous les ouvrages portant l'ex-libris de Mestre. Après examen, il se félicitait de la qualité de ce legs Ce lot se compose en presque totalité d'ouvrages dits de bibliophile, de documents littéraires, historiques et philologiques très précieux, de singularités fort recherchées, d'éditions rares et souvent introuvables. J'ajoute que le prix de ces belles choses est rehaussé par des reliures de maîtres, les plus splendides qui se puissent voir. [note]doosier AML 87 WP3. Les détails sur le legs Mestre sont extrait du Mémoire de DCB de Jean-François Lutz, Dons et legs à la Bibliothèque Municipale de Lyon, ENSSIB, 2003.

Ex-libris de Stéphane Mestre avec la devise Non omnis moriar "je ne mourrai point out à fait" ou " que je ne meure point tout à fait" accoté d'une fleur de lys (BM Lyon, rés. 389477).

Le légataire universel de Mademoiselle Mestre, Marius Anterrieu n'était pas tout à fait d'accord sur le fond de ce testament. Un des ouvrages compris dans le legs et intéressant la famille Labaume dont Stéphane Mestre avait été un proche, fut remis à M. Coste-Labaume à la demande de Marius Anterrieu. Cette distraction fut acceptée par le maire. Puis Soulary accusa Anterrieu

d'épilogu[er] sur les termes du testament (...) en ce qui concerne le legs fait à la ville, [et de] revendique[r] comme lui revenant, les livres marqués de la devise non omnis moriar qui sont simplement revêtus d'une demi-reliure.
Le bibliothécaire s'indignait de ces prétentions jugées injustifiées et qui concernaient 27 ouvrages.

Aimé Vingtrinier alla s'enquérir de l'avis de juristes qui, tous, s'opposèrent à l'interprétation de Marius Anterrieu. Joséphin Soulary s'adressa à nouveau au maire le 16 mars afin de lui faire part de ces avis et pour le rendre attentif au fait que

le legs fait à la ville par Melle Julie Mestre préoccupe à bon droit tous ceux qui s'intéressent à la prospérité de nos bibliothèques. Les gens d'étude, les curieux, tous les amis des livres sont impatients d'admirer les nouvelles richesses ajoutées par ce legs aux collections de la ville.
Il semble que Marius Anterrieu n'obtint pas gain de cause, comme le laisse supposer la présence d'une quinzaine de demi-reliures dans le fonds Mestre de la bibliothèque.

Les ouvrages au nombre de 822 représentaient une très forte somme, comme l'indiquait Vingtrinier :

En tout état de choses, et tenant compte des pires éventualités, je ne crois pas exagérer l'importance de la libéralité de Melle Mestre en lui assignant au bas mot une valeur totale de 40 à 50.000 francs. Tels de ces ouvrages, en effet, atteignent dans les ventes un prix de 600 à 1200 francs.
La collection fut transportée à la Bibliothèque du palais des Arts le 16 mai 1883, où des armoires prévues à cet effet l'attendaient. Marius Anterrieu, sans rancune, y joignit une vingtaine de jetons lyonnais.

Portrait de Stéphane Mestre. Photographie encartée dans La suite du banquet des intelligences, recueil de table tant soit peu pantagruélique à l'usage des trente convives du Pavillon Nicolas Lyon, recueilli et imprimé au hasard des choses [Léon Boitel], s.d.

Exemplaire comportant , rédigée par Mestre, la biographie des principaux membres de la Société des Bonnets de coton, accompagnée de quelques autographes (BM Lyon, Rés 389190).

Collectionneur bourgeois

Né à Lyon le 13 octobre 1813, Etienne-Claude dit « Stéphane » ou « Stephen » Mestre était un avoué bibliophile. Il était fils de Jean-Baptiste Mestre, négociant, et de Claudine-Sophie Cavalier. Il épousa Céline Bargès dont il n'eut pas d'enfants et qui mourut, semble-t-il assez jeune. Il devait lui-même décéder le 30 avril 1877, instituant sa soeur pour héritière. Le personnage est mal connu. Demeurant place Le Viste, comme son oncle Cailhava, puis rue de l'Archevêché à Lyon, il n'exerça guère sa profession d'avoué et préféra vivre de ses rentes. Peu de vie publique, semble-t-il. Les annuaires de l'époque sont muets à son sujet. aucune appartenance aux sociétés locales, même celles d'érudition. L'unique photographie que nous possédons de lui montre un bourgeois sérieux au visage épais, à la bouche mince. toutefois le regard derrière les lunettes est pééntrant. Une vie apparemment sans histoires et une fortune qui, sans être à la hauteur de celle de son oncle, était confortable lui permirent de se consacrer loisirs à des collections parfois coûteuse.

Outre sa collection de livres qu'il mit vingt ans à réunir, Mestre s'était constitué un médaillier d'environ un millier de pièces grecques, romaines et médiévales.La plus belle série était celle des pièces grecques, mais il y avait aussi une remarquable suite des rois de Syrie, provenant du cabinet de Raoul Rochette. La vente, qui eut lieu en 1857 à Paris, fut surprenante puisque ce furent les monnaies romaines qui firent les beaux prix. enfin, le nombre de catalogues de vente de tableaux et de gravures portant des annotations de sa main prouve que le domaine de l'art ne lui était pas resté indifférent.

Au catalogue de ses livres, on connaît un homme, a dit Jules Janin. Ici la personnalité affleure à partir de ses livres et révèle un homme prudent, volontiers misogyne et anticlérical. Au point de vue politique, il était plutôt tendance juste milieu, c'est à dire orléaniste. Sa collection comporte deux raretés liées au duc d'Aumale qu'il admirait et dont il obtint d'utiliser le chiffre pour une de ses reliures. Par ailleurs, Mestre indique en marge d'un de ses livres qu'il avait préparé une édition des oeuvres du journaliste et polémiste, Armand Carrel (1836-1845), mais qu'il y a renoncé et que son travail restera manuscrit.

On ne devient pas par hasard bibliophile et c'est sans doute à l'influence de son oncle maternel le collectionneur lyonnais, Léon Cailhava qui fut l'un des témoins de sa naissance, qu'il prit le goût des livres et des belles reliures.

Un oncle remarquable bibliophile, Léon Cailhava

D'une famille originaire de l'Hérault, Léon Cailhava [note]Cf. L. Niepce, Les bibliothèques anciennes et modernes de Lyon, Lyon-Genève-Bâle, H. Georg, 1876, p. 559-566. était né à Lyon le 13 août 1795. Fils d'un négociant en soieries, il eut la chance de recueillir un splendide héritage d'un oncle, directeur du canal de Givors. Héritage qui lui permit de se livrer en grand seigneur à son goût pour les arts, qu'un long séjour en Italie n'avait fait que développer. Doué par la nature, aimant la peinture, la musique et le théâtre, il commença alors une bibliothèque dont la renommée devint européenne [note]La collection Mestre comprend deux envois de Panizzi, le conservateur de la bibliothèque du Bristish Museum « Per l'amico Cailhava ». Ainsi il put prendre place avec honneur à côté des grands bibliophiles lyonnais : Coste, Yemeniz, Brölemann et Chaponnay. La Revue du lyonnais d'avril 1842 donne une idée du contenu de cette collection que l'on compara à celle de Charles Nodier:

Le cabinet de M. Cailhava est riche spécialement en ouvrages des vieux poètes français, en livres de caractères gothiques, en volumes de planches et de gravures, en raretés précieuses pour l'art et relevées par des reliures qui viennent des plus habiles maîtres de Paris.
Mais cette bibliothèque, où les éditions lyonnaises des XVe et XVIe siècles abondaient, ne put être conservée par son propriétaire qui avait fait de mauvaises affaires : elle fut vendue aux enchères en 1845 pour la somme de 45.000 francs or. Cette vente eut un grand retentissement.

Cependant, inlassable bibliophile, Cailhava constitua une seconde bibliothèque qu'il fut obligé de vendre comme la première, dix-sept ans après. L'homme est un doux épicurien connu dans le monde du théâtre à la fois par sa longue intimité avec kl'actrice du théâtre du Palais-Royal, Virginie Déjazet, et par ses relations avec l'élite des artistes de l'époque, qu'il recevait dans sa "Maison grise" de Fontanières. Il mourrut prématurément le 15 décembre 1863 et fut inhumé au cimetière de Sainte-Foy-les-Lyon.

Reliure au chiffre de Léon Caihava, signée "Duru 1857", sur Virginie Déjazet par Eugène Pierron Paris, Bolle-Lassalle, 1856 (BM Lyon, Rés 389489).

Extrêmement cultivé, Cailhava est resté dans les annales lyonnaises pour avoir édité avec un grand luxe typographique un monument de l'histoire de Lyon, le De Tristibus Franciae, manuscrit relatif aux Guerres de religion dans le Lyonnais et le Forez, orné de 39 dessins à l'aquarelle. En 1852, Cailhava édita encore, avec le bibliothécaire Jean-Baptiste Monfalcon, un Louise Labbé, chef d'oeuvre de typographie [note]Cailhava publia également à ses frais la réédition en 50 exemplaires de L'Entrée magnifique de Bacchus avec madame Dimanche Grasse sa femme, faicte en la ville de Lyon le 14 février 1627, Lyon, L. Boitel, 1838 (BM Lyon, Rés 389050).. Son érudition était telle que Monfalcon n'hésitait pas à lui faire corriger les épreuves de son travail sur les éditeurs lyonnais.

Avec un tel oncle, Mestre fut à bonne école. Alors que "Stephen" était étudiant en droit à Paris, Cailhava avait déjà entrepris de la familiariser avec les pratiques bibliophiliques et il s'en remettait à lui aussi bien pour des achats ou des négociations que pour faire travailler les relieurs Bauzonnet ou Koehler. A travers deux lettres conservées [note]Lettre du 31 mai et du 16 octobre 1838 insérées dans les catalogues des deux ventes Cailhava, (BM Lyon, Rés 389028 et 389029)., l'on voit qu'il lui donne des indications pour négocier l'achat des volumes de dom Monfaucon auprès du libraire Techener, ou des instructions pour procéder à des échanges : le libraire Sauvaignat lui a vendu les oeuvres de Voltaire dans l'édition de Kehl en lui garantissant que toutes les vignettes de Moreau le Jeune étaient au complet, en fait, vérifications faites, il en manque plus de vingt et Stephen Mestre pourra demander une forte compensation :

Il me faudrait », lui écrit l'oncle, « la bible en 10 volumes ou tout au moins le lord Byron que nous avons vu ensemble.

Cailhava demandait d'autres services à son neveu comme de faire collationner et compléter un ouvrage rare en sa possession auprès d'un exemplaire conservé à la bibliothèque de l'Arsenal à Paris. ,

Il doit exister à la Bibliothèque de l'arsenal,[...] un livre intitulé le livre des quatre choses etc... que je te désigne dans la note ci-jointe. J'ai en mon pouvoir l'unique exemplaire de l'édition originale imprimé à Lyon par Pierre Maréchal à la fin du XVe siècle (gothique), mais il y manque les deux derniers feuillets, plus la fin d'un feuillet intermédiaire. Je vais te donner des indications précises pour que tu copies exactement ce dont j'ai besoin, en apportant l'attention la plus scrupuleuse à conserver l'orthographe...Si tu n'as pas le tems de t'occuper toi même de suite de cette opération, fais la faire par un copiste et je te tiendrai compte des frais, mais collationne toi même la copie avec le texte pour être assuré de l'exactitude.

"Papillon" rédigé par Stéphane Mestre sur une édition de Daniel Elzevier. [ Frédéric Rivet] De l'Education des enfans et particulièrement de celle des princes... Amsterdam, 1679 (BM Lyon, Rés 389692).

L'inventaire de la bibliothèque Cailhava nous montre les habitudes de l'oncle qui devinrent par la suite celles du neveu : acquisitions d'éditions rares et de curiosités bibliographiques, condition parfaite des ouvrages aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur, signatures des grands relieurs parisiens du XIXe siècle dont Bauzonnet-Trautz et Chambolle-Duru.

Un cabinet choisi

Mestre aimait profondément les livres. Il a reproduit en tête d'un exemplaire des oeuvres d'Horace, traduites par Pierre Daru, le poème de Gabriel Nodier, lui-même bibliophile :

Le livre de choix ou d'étude Qu'on repasse par habitude Et les yeux fermés à demi, Celui qui semble de lui-même Se rouvrir aux pages qu'on aime, Ce livre là est un ami. [note] Poème inséré par Mestre avec une gravure d'un personnage lisant en tête des Oeuvres d'Horace, Paris, Levrault, 1804 (BM Lyon, Rés 389094).

On peut imaginer qu'il avait les qualités du Cousin Pons : " les jambes du cerf, le temps des flâneurs et la patience de l'israélite". Sa collection est tout à fait le reflet de son époque, le Second Empire : D'une manière générale...des livres modernes tirés à un exemplaire sur vélin, de ceux annotés par des hommes plus ou moins célèbres, de ceux plus anciens ayant appartenu à des princes ou à des rois, de ceux de toutes les époques portant des chiffres ou des armoiries, les réimpressions à petit nombre, les premières éditions introuvables, les splendides éditions sur papier teinté ou à marge particulière. [note]Aimé Vingtrinier. Léon Cailhava, bibliophile lyonnais, esquisse. - Lyon, Glairon-Mondet, 1877

Notes manuscrites de Stéphane Mestre à propos des propriétaires successifs d'un exemplaire ayant appartenu entre autres à Madame de Sévigné et à Charles Nodier. Les Principes et les règles de la vie chrétienne, traité composé en latin par le Cardinal Bona et traduit en français par Monsieur Cousin Paris, [Daniel Elzevier], 1676 (BM Lyon, Rés 389778).

Outre les catégories évoquées par Vingtrinier, on trouve dans le fonds Mestre des éditions lyonnaises de la renaissance, en particulier les éditions de Jean de Tournes et de Guillaume Rouillé (entre autres une très belle édition de Pétrarque datée de 1654), les classiques du XVIIème siècle, une très grande quantité d'éditions flamandes et hollandaises au XVIIème et du XVIIIème siècle, des livres jansénistes et religieux, des ouvrages satiriques, des contes gaulois, une très belle série d'ouvrages relative aux images de la mort et aux danses des morts, enfin des éditions rares et des plaquettes du XIXème siècle, des rééditions à petits tirages.

On trouve ainsi dans sa bibliothèque les noms des grands collectionneurs dont les bibliothèques furent mises en vente sous le Second Empire: Firmin-Didot, La Bédoyère, La Roche-Lacarelle, Monmerqué, Renouart, Nodier, Solar, Yemeniz.

La pratique bibliophilique

En examinant de plus près la collection, on peut penser à bon droit que Cailhava initia de bonne heure son neveu à la bibliophilie et n'hésita pas, pour l'aider à former sa bibliothèque, à lui donner des plaquettes dédicacées ou des éditions précieuses. Mestre les appréciait fort et il put en acheter dans les deux ventes de son oncle, les considérant comme des trésors :

les livres reliés en maroquin avec le chiffre de Léon Cailhava sur les plats sont en très petits nombres, un jour viendra où ce seront des raretés recherchées.
[note]BM Lyon, Rés 389834 On trouve actuellement une vingtaine d'ouvrages portant une dédicace à Cailhava ou revêtu d'une reliure au chiffre de celui-ci.

Nous ne possédons ni les archives, ni la correspondance de Mestre, mais la manière dont il pratique la bibliophilie nous apporte bien des informations. Outre l'initiation donnée par son oncle, Mestre a ses propres méthodes. Ainsi, il utilise abondamment des bouts de papier, dits "papillons" qu'il fait insérer dans le livre au moment de la reliure. Il y note l'historique du livre, sa provenance, des remarques bibliographiques et pour des ouvrages modernes, il ajoute des coupures de presses ou des extraits de catalogue. Les notes, généralement signées S. M. (Stéphane Mestre) avec la date, sont soulignées à l'encre rouge, notamment les titres, les dates. Dans certains livres, ces papillons peuvent être nombreux, une dizaine ou plus. Ils font l'objet de rajouts constants au fur et à mesure que des informations lui parviennent. Toutes les remarques montrent une excellente pratique de la bibliographie, et le bibliophile cite tous les classiques qu'il a à sa disposition. Il est abonné au Bulletin du bibliophile édité par le libraire Techener. C'est souvent qu'il prend en défaut des bibliographes célèbres comme Brunet, Barbier ou Paul Lacroix.

Cartonnage d'éditeur, signé Haarhaus sur Les fleurs animées par J.J. Grandville. Introduction par Alphonse Kaee, texte par Taxile Delord, Paris, Gabriel de Gonet, 1847 (BM Lyon, Rés 389012)

Si la pratique des papillons n'était pas rare chez les bibliophiles, le fait de "truffer" les exemplaires était également assez répandu. Cette pratique consistait à rajouter au livre des éléments de l'époque sous forme d'images, d'autographes, de souvenirs divers. Certains tombèrent même dans l'excès. Mestre, lui, rajoute judicieusement des autographes, des gravures, des coupures de journaux : Ainsi, au bel exemplaire de Notre Dame de Paris illustré par Boulanger et Johannot, (Paris, 1844), Mestre joint une lettre de Victor Hugo à Félix de Pettolaz (14 janvier 1848) qui l'offrit à Léon Cailhava, ou bien dans un recueil des ouvrages des frères Goncourt, consacrés aux artistes du XVIIIe siècle, il ne rajoute pas moins de 32 pièces (comptabilisées par lui), portraits des auteurs, gravures, notices, articles de journaux, sans oublier le célèbre ex-libris figurant les deux doigts de la main. Une édition d'Atala, René et Les Abencérages (Ladvocat, 1830), est complétée par trois portraits de l'auteur, neuf gravures pour illustrer les ouvrages et un fac-similé d'une lettre de Chateaubriand. Feuilleter cette collection, c'est l'occasion de découvrir fr nombreux autographes que le collectionneur a glané souvent grâce à des amis et fait insérer dans ses ouvrages : l'Abbé de Rancé, Racine, le Président Bouhier, l'abbé Grégoire, Silvio Pellico, Jules Janin, Emile Littré...

Couverture lithographié de Engelmann conservée sur Chants et chansons populaires de la France Paris, H.L. Delloye, 1843 (BM Lyon, Rés 389017).

L'Elzevier [note]Les Elervier ou elsevier, imprimeur hollandais du XVIème siècle se sont rendus célèbres oar ka beauté des éditions qu'ils ont publiées et qui furent longtemps très recherchées par les amateurs. D'une longue dynastie, on retiendra les noms d'Abraham et Bonaventure Elzevier associés de 1626 à 1652 qui éditèrent les éditions les plus fameuses. Leurs petites éditions in- 12, in- 16, in- 24 ont porté l'élégance, la finesse des caractères à un degré de perfection jamais atteint avant eux. était passionnément collectionné par les amateurs du Second Empire, et tous se passionnaient pour "l'Elzevier véritable" dont le quart de ligne augmente la valeur dans la proportion du carat de diamant. On trouve dans le cabinet de Mestre trente éditions rares, et selon l'usage de l'époque, calculées en millimètres avec soin et notées sur la partie supérieure droite de la page de garde. La dimension en faisait toute la valeur :

Des savants Elzevir (sic) l'Horace ou le Virgile courts se vendent cent sous, mais longs en valent mille.
[note]BM Lyon, Rés 389796., et pour bien les repérer sur les tablettes, la reliure portait inscrite au dos « Elz. » suivi de l'année d'édition.

Couverture mosaïquée par Simier sur Oeuvres complètes de Racine Paris, Furne, 1829 (BM Lyon, Rés 389057).

Mais notre amateur s'intéresse également aux livres de son époq. Le XIXème siècle est bien présent dans la collection Mestre par de nombreuses impressions des didot et par certains ouvrages roromantiques illustrés de gravure sur bois du XIVème siècle, ouvrage dont la plupart ont été soigneusement reliés avec kla couverture d'origine, ce qui, maintenant, en fait tout le prix : Les ouvrages illustrés par Gavarni, Johannot, Boulanger, Grandville, Nanteuil... tels l'Histoire du roi de Bohème de Charles Nodier (1830), le Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (1838), Le Voyage sentimental de Sterne, traduit par Jules Janin (1840), Mes Prisons de Silvio Pellico (1843), Les Fleurs animées de Taxile Delord (1843), les Chansons populaires de la France (1843), Picciola de Saintine (1843), Le Voyage autour de mon jardin d'Alphonse Karr (1861). On dénote aussi un certain intérêt de la part de notre collectionneur pour les contrefaçons belges des auteurs contemporains. Un fleuron pour ces collections du XIXème siècle : trois éditions originales de Baudelaire, les deux éditions des Fleurs du mal (1857 et 1861) et Les paradis artificiels (1861) publiés par Poulet-Malassis. ces exemplaires sibt truffés de coupures de presse et de remarques biographiques et bibliophiliques, rédigées peu après la mort de l'auteur.

Couverture lithographiée sur papier jonquille sur Victor Hugo, Notre-Dame de Paris illustrée d'après les dessins de MM. E de Beaumont, L. Boulanger, Daubigny, T. Johannot, A. de Lemud, Meissonner, de Rudder, Paris, Perrotin et Garnier frères, 1844 (BM Lyon, Rés 389040).

Chères reliures

Ce qui fait tout le prix du legs Mestre, ce sont les reliures. Conformément aux canons de la bibliomanie de l'époque, les livres si précieusement collectionnés devaient être revêtus de reliures parfaites. collectionneurs et artisans s'entendaient pour un travail impeccable : des livres bien pliés, bien battus, bien cousus, bien pressés, dont le cuir est uni, les mors vifs, la forme carrée, le dos bien perpendiculaire et bien ferme, l'endossure élarstique et solide, et qui s'ouvre aisément. Les exemplaires étaient, comme il se devait, lavés et encollés par d'habile artisans, dorés sur tranche et soigneusement couvert de maroquins de diverses couleurs, décorés et même doublés selon la valeur que le collectionneur attribuait à l'ouvrage.

Mestre, suivant l'habitude de son oncle, faisait relier presque tous ses livres chez Hippolyte Duru, (1843-1863) puis chez son associé et successeur Chambolle-Duru, (1863-1898), qui eut comme doreur Marius Michel. Duru était considéré sous le Second Empire comme le type même du relieur pour bibliophiles. On ne jurait alors que par « les jansénistes de Duru » que l'on signalait spécialement dans les catalogues. Vers 1855-1860, on cassait couramment des reliures anciennes, bien conservées, pour les remplacer par des Duru, en faisant laver les exemplaires, dorer les tranches. Le travail de Chambolle-Duru fut de la même qualité que son prédécesseur. Sa notoriété était due à son travail impeccable et à la recherche apportée dans ses compositions. Ce relieur à la fois sobre et raffiné convenait tout à fait au tempérament de Mestre. La plupart des reliures sont datées de la période 1860 - 1870.

Toutefois, on trouve dans la bibliothèque de Mestre tous les grands noms des relieurs du Second Empire, soit qu'il leur ait confié des ouvrages à relier, soit qu'il ait acquis des livres déjà reliés : Simier, Thompson, Capé, Koehler, Niedrée, Petit, Trautz, Hardy-Mesnil. Certaines reliures sont signées du relieur lyonnais alors en vogue, Bruyère. Mestre faisait tout relier en plein maroquin de diverses couleurs. Il ne conservait les reliures d'origine que lorsqu'elles étaient revêtues des armes de collectionneurs ou de grands noms de l'armorial français : Chaulnes, D'Aumont, Goyon-Matignon-Valentinois, Lamoignon, Mailly-Nesle, Lambert de Thorigny, Montmorency, Mouchy-Noailles, Saint Aignan, ou Colbert. Il fit même ré-incruster dans le contre-plat d'une reliure moderne, les armes de Mgr de Fleury, archevêque de Tours, qui revêtaient l'édition originale des Pensées de Pascal (1670). Pour certains livres une plaque spéciale était poussée : emblème des Aldes, armoiries de l'auteur (Marguerite de Navarre, Fontenelle).

Reliure à pastiche entrelacs et fers azurés signée Chambolle-Duru 1866 sur J.V. Irbel (Liber). Les pantagrueliques, contes du pays rémois revus sur la copie par J.V. Irbel, Paris, Panckoucke, 1854 (BM Lyon, Rés 389477).

Le milieu des bibliophiles et des érudits lyonnais

Sous le règne de Napoléon III, le réseau des collectionneurs de livres à Lyon n'était pas structuré et il n'existait pas encore de cercle ou de société de bibliophiles : c'est seulement le 21 avril 1885 que la Société des bibliophiles lyonnais fut fondée. Elle réunissait alors l'élite des bibliophiles : Terrebasse, Morin-Pons, Nouvellet, Baudrier, l'abbé Conil, Dissard et Galle, mais à cette date, Mestre était décédé. Comme notre collectionneur, de son vivant, n'appartenait pas aux sociétés savantes, c'est donc à l'occasion des ventes, des visites chez les libraires, qu'il côtoyait les autres bibliophiles lyonnais. Cependant, si ceux-ci se jalousaient et guettaient les ventes ou les successions de leurs confrères, en particulier lorsqu'il s'agissait d'éditions lyonnaises rares, ils se connaissaient bien et parfois acceptaient de collaborer. La collection Mestre restait cependant secrète et, soit discrétion, soit égoïsme de la part de son propriétaire, sa bibliothèque était peu connue et elle ne fit l'objet que d'une courte notice dans L'Armorial des bibliophiles lyonnais de Poidebard, Baudrier et Galle en 1907.

Reliure pastiche à la manière de Florimond Badier sur Le Banquet de Platon. traduit du grec par Racine, Mme de Rochechouart, Victor Cousin Paris, Henri Plon éditeur, 1868. Tiré à 100 exemplaires (BM Lyon, Rés 389584).

Quant aux notations relevées au fil des exemplaires, il y aurait un volume à faire des notations personnelles de Mestre relatives aux Lyonnais qu'il connaissait ou côtoyait et aux anecdotes ou portraits de ces personnages. Le Bibliothécaire de la Ville Bernard de Monfalcon était ainsi mal perçu des collectionneurs lyonnais pour le manque de rigueur de ses textes et leur partialité ; les notes marginales sont cinglantes :

Mr Monfalcon est diffus et souvent inexact; sa rédaction peut quelquefois être littéraire, mais trop souvent elle s'égare dans des digressions déclamatoires et qui manquent d'impartialité ou même d'à propos.
Lorsque celui-ci étudie François Juste, imprimeur lyonnais célèbre, Mestre s'étonne que Monfalcon n'ait rien trouvé à dire « si ce n'est une erreur et une banalité » et il ajoute A quoi sert donc d'être bibliothécaire d'un dépôt aussi riche que la Bibliothèque de la ville de Lyon ?

Un peu plus loin

Toujours le même, Mr Monfalcon : toujours l'homme du beau vélin, du grand papier, du grand in folio, du grand in 4°, du grand in 8° ; toujours du grand et de l'embarrassant ; toujours des livres qu'on ne peut lire qu'avec l'aide d'un laquais pour les porter, les tenir et les ouvrir.

Reliure au décor "à la dentelle" et "à l'oiseau" signée Marius Michel, doreur (pour Duru) sur Comes rusticus ex optimis latinae linguae scriptoribus excerptus [studio Clausii Le Pelletier] Paris, 1692. Le volume a appartenu à Jean Racine (BM Lyon, Rés 389455).

Dans Le Nouveau Spon [note](BM Lyon) Rés 389043, Mestre trouve plutôt violent que son nom ait associé, par Monfalcon, à celui de M. Thibaud, un collectionneur qu'il méprise. Commentaire :

Thibaud !...en voilà un qui doit se trouver étonné de figurer ici : pour ma part, moi, je réclame contre le sans-façon avec lequel M. Monfalcon juge à propos d'accoler mon nom à celui de cet individu ; ledit Thibaud est un ignorant et à la fois un faussaire et un voleur.
Plus loin, il juge avec dédain la collection Rougnard qui avait été léguée à la Bibliothèque de Lyon en 1855 [Elle] est sans aucune importance. Elle ne méritait pas d'être citée, quand on néglige les cabinets des premiers amateurs de Lyon.

Reliure pastiche au décor "à dentelles" sur Les Epigrammes de J. Ogier de Gombault. Nouvelle édition donnée aux frais et par les soins de J.-V.-F Liber, Lille, Typographie A. Béhague, 1861 (BM Lyon, rés 389384).

En revanche, d'après ses notes, Mestre entretenait de bonnes relations avec certains érudits, comme Morel de Voleine dont il fait une aimable description

vrai lyonnais de vieille souche, aimable causeur, instruit et savant dans les choses du passé qu'on affecte trop de négliger aujourd'hui, archéologue, dessinateur, musicien et avec cela simple et modeste jusqu'à la bonhommie (sic) [note](BM Lyon) Rés 389623.
Ailleurs, il recopie une épigramme qui circulait sur Antoine Péricaud, bibliothécaire de la ville de Lyon et Claude Breghot du Lut, son beau-frère, avocat et érudit :

Tout ce qu'on dit de Péricaud, On peut l'appliquer à Bréghot C'est un savant que Péricaud C'en est un aussi que Bréghot Il est poète Péricaud Comme lui, l'est aussi Bréghot L'Académie à Péricaud Donne un fauteuil comme à Bréghot Et pour en finir, Péricaud Est le beau-frère de Bréghot Ce qui fait croire que Bréghot Est beau-frère de Péricaud [note]BM Lyon, rés 389404. Mestre acheta plusieurs ouvrages lors de la vente de la bibliothèque de Périchaud.

Au point de vue bibliophilique, il échangeait volontiers des plaquettes bibliographiques avec d'autres amateurs de livres, ainsi avec Yéméniz ou Coste. L'appartenance de Mestre au monde des collectionneurs lyonnais se double d'un sentiment de « lyonnitude» qui se manifeste fortement, par son attachement aux ouvrages lyonnais et aux habitudes de sa ville. Lui qui signe volontiers « SM. Lugd. », il lui arrive parfois de noter :

Ce joli exemplaire est celui de M. Coste (vente de 1854), puis de M. de Chaponnay (vente de 1863), tous deux lyonnais. Et moi aussi.

Le temps de la sagesse

Un sage - Ménage - l'a confirmé : La bibliophilie est la passion des honnêtes gens. Il y a en Mestre un goût réel pour la vie intérieure et la méditation, si l'on note le nombre d'ouvrages d'auteurs jansénistes présents, souvent en éditions originales (Le Maistre de Sacy, Arnault, Duguet, Nicole, Lancelot, Fénelon...) et aussi d'auteurs d'ouvrages de spiritualité. Cette dévotion n'est pas contradictoire avec un anticléricalisme qui transparaît dans certaines de ses notes :

Ce petit livre a été saisi et interdit, l'auteur, destitué de ses fonctions universitaires sous le ministère de M. de Falloux, s'est vu contraint de s'expatrier afin de se soustraire aux persécutions suscitées contre lui par le parti clérical.

L'absence notable de certaines disciplines - Sciences, droit et littérature romanesque (sauf pour le XIXème siècle) - est le reflet d'un goût personnel, tout comme la constante dans le choix des ouvrages d'esprit et de réflexion et la préférence pour les moralistes de toutes les époques (La Mothe le Vayer, Fontenelle, Vauvenargues). Ce qu'il n'omet pas de mentionner dans ses marginalia. Ainsi pour les oeuvres de Saint-Evremont qui restera l'auteur favori des hommes d'esprit et des gens de bien ou pour Fontenelle qu'il place « plus haut que tout ». On ne compte pas les Réflexions, Maximes, Pensées, Anas, Recueils de bons mots, relevés souvent d'anecdotes, que notre amateur a soigneusement collationnés et sur lesquels il a rajoutés à son tour d'autres réflexions ou citations. Aussi, il ne faut pas s'étonner si la Bibliothèque parémiologique [note]La parémiologie est l'étude des proverbes par Gratet Duplessis, est une référence constante. Cette sagesse qu'il semble avoir voulu développer tout au long de sa vie, est nourrie d'une culture immense, fruit de ses lectures et de la familiarité avec les auteurs latins et grecs.

Sans se hausser au niveau des bibliothèques lyonnaises les plus fameuses, telles celles des Yéméniz, Chaponnay, ou Galle, la collection Mestre est une collection excellemment choisie, même si elle est peu connue du public n'ayant jamais paru sur le marché. Elle témoigne incontestablement de la vie culturelle lyonnaise, de ses réseaux ainsi que de la vitalité de la bibliophilie lyonnaise sous le Second Empire. Elle est également le signe d'un choix sagace et attentif de la part d'un collectionneur dont la devise Non omnis moriar symbolise bien le goût de la rémanence, et vis-à-vis duquel nous avons un devoir de mémoire.