Un artiste-graveur visionnaire

Le Lyonnais René Bord à la recherche de nos origines et de notre destinée

René Bord s'efforce depuis plusieurs années de scruter l'univers, le cosmos, les planètes, les astres... Dans la solitude de son atelier, il reconstruit le monde ou plutôt le déconstruit pour mieux le ré-assembler selon sa propre vision. Jaillie d'un formidable big-bang, notre planète ne cesse depuis ses origines de se métamorphoser, de se renouveler. La vie humaine connaît les mêmes évolutions : en perpétuel mouvement, l'Homme se modifie, acquiert l'intelligence et le savoir et prend peu à peu possession de la planète où il vit, parvenant à la soumettre à toutes ses volontés pour le meilleur et pour le pire. Animé par un instinct d'autodestruction, il porte atteinte tout à la fois à son prochain et à son environnement. René Bord ne croit pas en l'Homme. Il croit toutefois en la Rédemption, ou tout au moins en une puissance supérieure venue de l'au-delà qui redonne force et énergie au monde pour se recomposer. C'est tout le sens du Triptyque des trois millénaires (gravure sur cuivre, technique mixte, 2000), un ensemble de trois gravures qui constitue une synthèse de la réflexion de l'artiste sur l'histoire de l'humanité.

A l'heure où certains philosophes s'appliquent à nier la réalité du temps qui est mouvement, écoulement, poussée en avant, morsure permanente sur l'avenir, René Bord développe un sens aigu, une douloureuse intuition de la force à la fois créatrice mais aussi destructrice du temps que les hommes ne savent pas toujours assumer, victimes qu'ils sont d'une idéologie perverse qui les aveugle au point de les transformer en fossoyeurs de leur propre essence. [note]Extrait d'une monographie d'Andrée Fuselier-Gaible sur René Bord (non publiée).

Portrait de l'artiste (coll.part.).

Dans le Premier Millénaire, plusieurs symboles sont là pour rappeler les formidables avancées de la civilisation au cours des millénaires précédents et des premiers siècles de notre ère : les Pyramides, le Parthénon, le Colisée... Une amphore jaillie des entrailles de la terre traduit tout à la fois l'esprit et la main de l'homme qui ne feront que s'affirmer sur terre au fil des siècles. Dans le Deuxième Millénaire, élément central du triptyque, surgissent les cathédrales et les mains de leurs bâtisseurs, marques de la grandeur d'âme des hommes du Moyen-Age, de leur dextérité manuelle et de leur vive intelligence. Sont également présents dans cette gravure, un visage, celui de Pasteur, une fusée, des rayons laser... autant de témoignages des progrès scientifiques et techniques accomplis durant cette période. Des progrès qui nous laissent déjà entrevoir les graves conséquences que ceux-ci vont avoir sur la planète et sur nos existences : déshumanisation, mondialisation, destruction de l'environnement... En nous projetant dans le Troisième Millénaire, l'artiste nous dévoile sa perception de l'avenir, ses appréhensions, ses angoisses : la déshumanisation s'accélère sous l'effet des progrès techniques, l'univers intersidéral est lui-même affecté par la disparition de toute forme humaine et se pare de couleurs froides entrecoupées de sillons noirs. Une lumière blafarde et un silence de mort planent désormais sur la planète dépourvue de toute vie. Une telle vision que certains compareront à une scène de science-fiction, d'autres à une séquence quelque peu naïve, ne peut laisser indifférent de par la manière dont elle est mise en oeuvre.

Dans sa manière de restituer l'énergie qui sous-tend ce monde futur aux teintes apocalyptiques, à l'espace saturé, tout proche du gouffre, René Bord témoigne d'un réel talent tant artistique que technique mais aussi d'une réflexion pertinente sur le sens de la vie et de la mort, de l'être et du néant, de la lumière et de l'obscurité. Dans ses collections, la Bibliothèque possède par donation de l'artistes 250 pièces, tant aquateintes que burins et eaux fortes. Mais qui est donc ce René Bord pour avoir su interpréter de façon si magistrale des thèmes essentiels et omniprésents dans l'histoire de l'humanité ?

3ème Millénaire (1999-2000), Série Création 57 x 44 cm sur cuivre, eau-forte, aquatinte, grattage et brunissage à l'outil (F20BOR004466).

Un parcours atypique

Né à Lyon le 8 janvier 1930, René Bord a grandi sur les pentes de la Croix-Rousse, dans le quartier des canuts où il réside et travaille encore aujourd'hui. Tournant le dos aux études, il entre très tôt dans la vie active en devenant décolleteur et régleur. C'est dans ce premier métier qu'il acquiert la minutie et la précision qui marquent depuis toujours son oeuvre. Curieux d'esprit, avide de connaissances, il se met à étudier la résistance des matériaux et suit des cours de dessin puis d'esthétique industrielle. Dessinateur dans un bureau d'études, il devient un spécialiste du moulage conceptuel des moules à injection aux établissements Singer. Un grave accident de la route survenu en 1968 l'immobilise pendant trois ans et le mène à une longue et profonde réflexion sur la nature humaine, l'avenir de la planète, le bien et le mal, l'injustice, les inégalités, la faim dans le monde, le beau et le laid, la foi... autant de sujets qu'il aborde dans son oeuvre au fil des années. Emergeant de son propre chaos, il reprend vie, se montre combatif et déterminé dans la nouvelle orientation qu'il entend donner à son existence. A l'encre de Chine, à la plume, il commence par croquer d'un trait fin et assuré les vieilles pierres de Lyon et de sa région. Impressionnantes par leur extrême précision, par le souci du détail, ses premières oeuvres nous révèlent un authentique artiste épris de lumière et d'absolu : châteaux, cloîtres, ruines... vibrent délicatement sous la plume de ce dessinateur talentueux.

Espace lune (1990), Série Cosmos 45 x 40 cm sur cuivre, aquatinte, grattage et brunissage à l'outil (F20BOR004414).

Perfectionniste dans l'âme, René Bord poursuit sa quête de la lumière et de la profondeur en dessinant des arbres majestueux, noueux, puissants. Comprenant très vite que c'est à travers une autre technique que celle du dessin qu'il parviendra à exprimer plus fortement ses sentiments et ses tourments, il décide de suivre les cours de gravure de l'atelier Alma à Lyon. Il y apprend les rudiments de la gravure sur cuivre et sur zinc. Il complète cette formation par un stage chez Michel Joyard à Vence puis par un autre stage auprès de Paul Franck à Colombes. A l'issue de son apprentissage dans ces différents ateliers, il s'oriente définitivement vers la gravure contemporaine. Pour ses premières plaques, il recourt à la technique apprise chez Paul Franck et basée sur la projection. A partir de quelques traits creusés à l'outil, il recouvre le cuivre et obtient par l'acide des formes abstraites ou semi abstraites qu'il exploite ensuite, sans les avoir toujours maîtrisées au départ.

Mais la trop grande part de hasard inhérente à cette technique est loin de satisfaire notre artiste qui entend rester maître de son travail. Il se lance alors dans une véritable recherche digne d'un alchimiste et entreprend de trouver lui-même le procédé qui conviendra le mieux à ses aspirations profondes. Il commence par utiliser de gros morceaux de colophane qu'il écrase irrégulièrement et malaxe à la main. Il lui arrive même d'enduire sa plaque de sucre dissous dans de l'encre de Chine et de vernir le tout : une fois plongée dans l'eau chaude, la plaque est débarrassée du sucre et du vernis, seul le dessin demeure. Puis il a recours à des techniques multiples : aquatintes spéciales, colophanes bien entendu mais aussi bitume de Judée et vernis mous ou durs ; aquatintes projetées et aquatintes au pinceau ; aquatintes simples, reprises quelquefois et même écrasées, etc.

La Ville en feu (1985), série Difficultés de la planète 58 x 43 cm sur cuivre, eau-forte, aquatinte, crayon lithographique (F20BOR004469).

Aucune technique ne rebute René Bord : l'artiste possède une imagination fertile et n'hésite pas à se livrer à toutes sortes de « cuisines » comme il aime à le dire. L'outil intervient autant que l'acide. Maîtrisant totalement la technique, il sculpte, gratte, creuse, rebouche, repique sans cesse ses plaques de cuivre en vue d'obtenir le meilleur effet possible. Son trait est profond. Son art est abouti. Les oeuvres issues de cette nouvelle période peuvent être qualifiées de « cosmiques figuratives » comme leurs titres l'indiquent : Ballets cosmiques (1981), Planète du futur (1984), La Ville de l'espace (1984). On y discerne alors distinctement les quatre éléments que sont l'eau, l'air, le feu et la terre. Par ce retour aux origines, René Bord entend ancrer son oeuvre dans l'intemporel et l'élever à une dimension toute spirituelle.

La période mystique

Mais ce serait méconnaître R.Bord que de le croire parvenu au terme de son parcours. L'homme est persévérant et imprévisible. Constamment en proie au doute, il affine sa technique afin d'adoucir l'effet d'aquatinte et de lui donner ce velouté propre à ses gravures. Epris de mysticisme, il fait rayonner son espoir, tourbillonner ses rêves et s'empare de la lumière qu'il filtre et nuance avec beaucoup de doigté : tels les vitraux de nos cathédrales, ses gravures scintillent alors de mille feux faisant apparaître ici et là une croix. Sa période « mystique » le fera classer un temps comme artiste-graveur religieux. Il n'en est rien : l'artiste poursuit son chemin inexorablement, seul et en toute discrétion. Son oeuvre ne ressemble à aucune autre et porte les marques de son trouble intérieur, de ses interrogations incessantes. En continuel mouvement, elle progresse vers un horizon inconnu qui ne sera sans doute jamais atteint. Colette E. Bidon [note]In préface du catalogue de l'Exposition René Bord : gravures 1978-1980, musée de l'Imprimerie, Lyon, 1988, dans le cadre d « Octobre des Arts »., à l'occasion de l'exposition que la Ville de Lyon et le musée de l'Imprimerie lui consacrent en 1988, estime que l'artiste « frôle parfois le surréalisme » : il est vrai que son oeuvre est parcourue d'un bout à l'autre de questionnements oniriques et foisonne d'éléments déstructurés qui tendent à provoquer un surcroît de réalité pour mieux affirmer son message. « Mais c'est un cri d'espoir que son coeur finalement révèle » poursuit l'auteur de cette préface. Un cri d'espoir désespéré, pourrions-nous ajouter. Car l'artiste ne croit guère au salut de l'humanité.

Nombre de ses gravures récentes traduisent cet engloutissement, cette irrémédiable perdition. Aussi, préfère-t-il s'élever dans les astres et explorer l'univers encore vierge de toute présence humaine. Éclatantes de lumière et parées de mille teintes éparses, ses aquatintes mettent en scène le cosmos dans toute sa complexité et sa densité : rares sont les artistes à avoir atteint une telle plénitude dans la représentation d'un monde irréel. De même échappe-t-il aux turpitudes de la vie humaine en s'enfonçant dans les profondeurs des océans pour y quérir le silence, la quiétude, et une certaine lumière indicible.

Symphonie (1992) 20 x 30 cm sur cuivre, aquatinte (F20BOR004622).

Les « carrés magiques »

Mais René Bord, continuellement tourmenté et insatisfait, revient à l'action avec ses fameux « carrés magiques » qui sont autant de volcans en éruption. Comme une sève qui remonterait à la surface de la terre, ces « carrés » explosent en tous sens et sont là pour nous rappeler le mouvement de la terre, son indocilité, ses caprices imprévisibles. Saisie sur le vif, l'énergie ainsi déployée nous ramène fatalement à nos origines, au big-bang, à la formation de l'Univers. Tout est recommencement. Rien n'est immuable. Tout est énergie et évolution. L'équilibre est retrouvé. L'espoir renaît enfin. L'artiste est parvenu, semble-t-il, dans sa quête d'absolu, à appréhender un instant d'apaisement. Mais le mouvement perpétuel reprend sans tarder. L'artiste compose alors de nouvelles oeuvres, visionnaires, où le monde s'effondre de toutes parts, où l'homme rejoint le cosmos... y trouvera-t-il la félicité ? La paix de l'âme ? Un bonheur promis à l'éternité ? Ici, les questions « D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » sont récurrentes. Mais l'artiste se les pose sans jamais laisser apparaître le corps humain.

La Forêt (1981) 20 x 14 cm sur zinc, eau-forte, burin, grattage et brunissage à l'outil (F20BOR004581). Il s'agit de l'une des premières gravure de l'artiste.

L'homme dans sa dimension charnelle est en effet absent de la plupart de ses créations. Seule son âme est omniprésente et plane sur l'oeuvre du graveur. René Bord ne cesse d'interroger, de scruter, de deviner notre destinée. C'est tout le sens de sa quête. Le Temps est comme suspendu, pulvérisé dans l'immensité de cet Univers aux horizons infinis. Les galaxies se multiplient à perte de vue et nous entraînent à des années-lumière de notre planète. L'artiste est désormais sur orbite et se laisse porter par cette vague intergalactique : la matière même de ses aquatintes nous renvoie à ces poussières d'étoiles tourbillonnant sans fin dans l'infini du monde. Maîtrisant à merveille son art, doué d'une puissance d'inspiration exceptionnelle, René Bord s'en est allé explorer, au-delà de notre triste condition humaine, d'autres horizons connus de lui seul.

Cristaux (1991), Série Constructions 39,5 x 40 cm sur cuivre, aquatinte (F20BOR004469).

Tel un astronome, il a l'oeil plongé dans l'espace incommensurable et en restitue quelques parcelles qu'il parvient à saisir à l'aide de ses outils de graveur et de sa presse. Sur le papier, l'image surgit, traversée d'une lumière irréelle et de singulières particules... le cosmos nous apparaît alors dans toute sa dimension.