Harmonie vocale et art typographique

Le Liber decem missarium de Jacques Moderne, pionnier de l'édition musicale lyonnaise du XVIe siècle

Dès son premier numéro, la revue Gryphe, par l'intermédiaire de Guy Parguez, faisait le point sur les ouvrages de Jacques Moderne conservés à Lyon. Il était tout naturel de rendre ainsi hommage à la figure principale de l'édition musicale lyonnaise du seizième siècle. Cet imprimeur istrien installé dans le quartier de Notre-Dame de Confort (près de l'actuelle place des Jacobins) avant 1523, illustre bien l'acmé de l'édition lyonnaise, en concurrence directe avec Paris ou Venise. Si le fonds actuel de la bibliothèque est riche de seize de ses parutions, il ne comporte hélas qu'un seul exemplaire de la cinquantaine d'éditions musicales qu'il produisit [note]Sur Jacques Moderne, voir les deux bibliographies suivantes : Samuel Pogue, Jacques Moderne, Lyons Music Printer of the Sixteenth Century, Genève, Droz, 1969. Sybille von Gültlingen, Bibliographie des livres imprimés à Lyon au seizième siècle : Tome VI, Baden-Baden & Bouxwiller, Éditions Valentin Koerner, 1999.. Le Liber decem missarum de 1532 est le premier livre de musique daté par Moderne. Il a été conservé en quatre exemplaires, dont celui de la Bibliothèque de la Ville de Lyon, acquis en 1995 [note](BM Lyon Res. FM 31633. Autres exemplaires : Bologne : Civico museo Bibliografico, Florence : Biblioteca Nazionale Centrale, Londres : British Museum.. Il s'agit d'un ouvrage essentiel pour qui s'intéresse à l'édition lyonnaise d'une part et au répertoire polyphonique français du seizième siècle d'autre part. Ce sont les deux aspects que nous présenterons ici.

Lorsque paraît le Liber decem missarum, en 1532, l'édition musicale n'est pas un phénomène nouveau à Lyon. Déjà en 1528, l'éditeur Étienne Geynard a publié, en compagnie de Bernard Garnier et de Guillaume Gobert, le Contrapunctus seu figurata musica, en utilisant l'ancien procédé de la gravure sur bois. L'innovation de Moderne consiste à adapter la technique des caractères mobiles à la musique, comme l'avait déjà fait le parisien Pierre Attaingnant en 1528. Cependant, on peut considérer qu'une certaine continuité lie le Contrapunctus de Gueynard au Liber decem missarum. Le musicologue Laurent Guillo suggère que Bernard Garnier a participé à l'édition des deux ouvrages [note]Cf. Laurent Guillo, Les Éditions musicales de la Renaissance lyonnaise, Paris, Klincksieck, 1991, p. 47-49. De plus, des liens de parenté unissant Gueynard et Michelette Durand, épouse de Moderne [note]Cf. Jean Duchamp, Motteti del Fiore. Une étude des huit livres édités à Lyon par Jacques Moderne (1532-1543), Thèse de doctorat, Université François Rabelais (CESR), Tours, 2000, t. I, p. 65-66., il était naturel qu'à la mort de Gueynard (1530) l'imprimeur istrien reprît le projet en le développant : le Contrapunctus présentait des Propres polyphoniques ; le Liber decem misarum sera consacré à des Ordinaires.

Des aspects techniques unissent d'ailleurs les deux livres : Samuel Pogue a relevé que la dédicace du Liber decem missarum est modelée sur celle du Contrapunctus. Enfin, c'est aussi la personne de Francesco de Layolle qui unit les deux ouvrages. L'organiste de la chapelle des Florentins de Lyon est le compositeur sinon de l'intégralité, au moins de plusieurs motets du Contrapunctus et de deux Messes et trois motets du Liber decem missarum. Cette personnalité incontournable de l'époque [note] Il est le principal compositeur édité à Lyon entre 1525 et 1532. Édition moderne : F. A. D'Accone, ed., Music of the Florentine Renaissance, Francesco de Layolle Collected Works, Rome, 1969-1973 (CMM 32/3-6). est d'ailleurs remerciée dans la dédicace pour ses corrections. Layolle semble avoir véritablement participé à l'édition puisqu'il intercale entre les Messes des motets de son cru : à la Messe de Moulu Stephane gloriose (Saint Étienne) il fait correspondre le motet Stephanus autem, puis à sa propre Messe Adieu mes amours (funérailles), il fait correspondre son Libera me ; enfin, à la Messe Veni sponsa christi (Vierge Marie) de Richafort, il joint son motet Beata Dei genitrix. Mais ce bel agencement tourne court, les motets disparaissant dans la suite de l'ouvrage.

Illustration, décoration et iconographie

Il peut paraître inopportun de publier alors des Messes polyphoniques à Lyon, ville où les usages de la Primatiale et des églises collégiales proscrivaient toute polyphonie sacrée. De fait, l'ouvrage apparaît destiné à une diffusion beaucoup plus large. Cependant, comme pour le second livre de Messe qu'il publiera en 1542, l'éditeur lyonnais a profité du parrainage du Chanoine-Comte de Lyon Charles d'Estaing (1504-1544). Ce personnage était Protonotaire apostolique et Chamarier du Chapitre de Saint-Jean depuis 1531. Docteur en théologie, il avait fait ses études à Pavie et possédait une des plus belles bibliothèques de la ville. Il était ami de plusieurs humanistes et demeure le seul membre du Chapitre de Lyon à avoir financé des éditions musicales. L'ouvrage porte en plusieurs traces de l'hommage qui lui est rendu. Outre la dédicace qui le présente comme un fin mélomane, plusieurs lettrines représentent un clerc à l'étude. On trouve la fleur de lys de France (emblème de la famille d'Estaing) juxtaposée en plusieurs pages à celle de Florence, marque habituelle de Moderne. Enfin, une Messe dédiée à Saint Étienne, Saint patron des Chanoines-Comtes de Lyon est placée en ouverture du recueil.

Jacques Moderne, Liber decem missarum fol. 64 (BM Lyon, FM 31633).

Les volumes de Messes de Moderne sont présentés sous la forme de livres de choeur (350X240mm, 104 fols.), grands in-folios destinés à être lus sur le lutrin par les quatre voix de la polyphonie. À l'instar des anciens manuscrits, leur prestige est rehaussé par une abondante décoration, bois gravés souvent empruntés à d'autres ateliers. De nombreux détails typographiques, comme les fleurs de lys florentines, rattachent Moderne aux différents imprimeurs oeuvrant pour l'éditeur Jacopo Giunta. Le frontispice possède des gravures dans le style de Guillaume le Roy, représentant Dieu en majesté, entouré de saint Matthieu, saint Marc et saint Pierre, ainsi que des vignettes de la création du monde copiées d'une Bible de 1520, imprimée par Jean Moylin pour Étienne Gueynard (BM Res 2002). Au deuxième folio, suit une copie tardive de la Nativité de Hans Sprinkele, que Samuel Pogue a retrouvée en trois états chez plusieurs imprimeurs lyonnais (Jean Clein en 1517, Jacques Sacon en 1519, Jacques Mareschal en 1523, Jean Crespin en 1527, Jean Mareschal en 1532). Il en va de même des lettrines de moyenne taille, émanant d'un matériel disparate. Beaucoup d'entre elles ont été utilisées par Jacques Sacon pour ses livres liturgiques (voir son Missale de 1521 - BM Lyon Res 105040) ou par Antoine du Ry pour la Bible de Santes Pagnini (1528 - BM Lyon Res 317377-). Mais dans les livres de Messes, c'est avant tout l'initiale du premier Kyrie (45X45mm) qui est chargée de la fonction illustrative. Moderne y insère une petite vignette précisant la destination liturgique. Par exemple, la Messe Stephane gloriose de Moulu comprend la lapidation de saint Étienne.

Malgré un apparent désordre, les particularités de chaque pièce sont aussi bien définies plastiquement que par les éléments musicaux (voir le tromblon contenu dans les initiales des voix de la Messe La bataille de Clément Janequin).

Un contenu musical hétérogène

Ces dix Messes constituent un ensemble assez hétérogène du point de vue des sources et du style. Trois grandes figures internationales dominent la première partie : Pierre Moulu (c.1480-1550), Jean Richafort (c.1480-1548 ?) et Jean Mouton (c.1459-1522). Ces compositeurs, tous trois actifs à la cour de France à l'époque d'Anne de Bretagne, de Louis XII et/ou au début du règne de François 1er, représentent le style dit « franco-flamand ». Leurs oeuvres relèvent toutes de la technique parodique qui consiste à citer les éléments de pièces préexistantes. La Messe Stephane gloriose de Pierre Moulu est composée d'après un modèle inconnu, mais ses motifs rappellent les antiennes Lapides torrentes et Stephanus autem de l'Office de saint Étienne. La Messe Veni sponsa Christi de Jean Richafort, écrite d'après un motet du compositeur lui-même, est la plus développée de l'ouvrage. Elle se termine magistralement par un Agnus Dei à six voix dans lequel le Tenor doit se lire en canon à l'octave d'une part et « à l'écrevisse » (en partant de la fin) d'autre part, le tout paraphrasant l'antienne grégorienne pour le commun de la Vierge Marie ! La Messe de Mouton est composée d'après le célèbre motet de Jean Richafort Quem dicunt homines. Il est possible qu'elle ait été créée en compétition avec celle d'Antoine Divitis, autre chantre de la Chapelle royale, pour la rencontre de Bologne entre le Pape Léon X et François 1er (1516). Jean Mouton, que l'on tient comme le compositeur officiel de François 1er, écrit dans un style imitatif très élégant, soucieux, à travers la clarté du contrepoint, de respecter une bonne compréhension du texte. Celle-ci ne comporte pas d'Agnus Dei, lequel, selon un fréquent usage français, doit être chanté sur la musique du Kyrie.

Jacques Sacon, Missale secundum ritum Romane Ecclesie Lyon, 1521, fol. 77v (BM Lyon, rés 105040).

L'ancien style sur cantus firmus [note] Il s'agit d'une mélodie préexistante, pouvant être d'origine profane, servant de base à une oeuvre polyphonique. est représenté par une oeuvre de Lupus (sans doute Lupus Hellinck -c.1496-1541-) qui était au service du Duc de Ferrare en 1518 ou 1519. Comme dans la Messe de Josquin Desprez presque du même nom, son motto ostinato recèle une formule cachée dans les notes de musique. Alors que la Messe de Josquin, composée pour le Duc Hercule Ier (1503-1505 ? ) comportait : ré, ut, ré, ut, ré, fa, mi, ré figurant la phrase « Hercules Dux Ferrarie », il s'avère que le Tenor de la Messe de Lupus chante : « sol, fa ré, fa, ré, mi, ré, fa, fa, mi, ré ». Cette formule, surmontée du titre « Ferrarie Dux Hercules » pose problème aux musicologues [note]Voir un résumé des hypothèses en présence, par Frank Dobbins, Music in Renaissance Lyons, Oxford, Clarendon Press, p. 235. puisqu'elle ne correspond pas aux syllabes chantées. L'analyse musicale révèle toutefois que Lupus a parodié la Messe de Josquin, mais la question du titre demeure énigmatique.

Chansons profanes et anticléricales

La seconde partie du livre présente des pièces plus concises, émanant de compositeurs plus jeunes, moins enclins à la prouesse contrapuntique. Antoine Gardane (1509-1569), dont Moderne publia deux Messes, deux motets et dix chansons, semble avoir fait carrière musicale avant de s'installer comme éditeur de musique à Venise, en 1538. Il continuera d'ailleurs à entretenir des liens avec l'éditeur lyonnais, dont il fut peut-être l'apprenti. Sa Messe Si bona suscepimus est composée d'après un modèle polyphonique inconnu. Le compositeur y fait un usage très diversifié de la texture, dans un style en imitation. Les Messes : La Bataille de Clément Janequin, Ces fascheux sotz de Guillaume Prévost et Jouyssance vous donneray de Johannes Sarton relèvent toutes trois de la technique parodique associée au domaine de la chanson française. Pendant le règne de François 1er, l'engouement pour la chanson dite parisienne toucha le domaine liturgique, malgré les récriminations de la hiérarchie cléricale qui n'aboutiront qu'à la fin du Concile de Trente (1563). Ainsi la Messe Ces fascheux sotz de Prévost est-elle composée d'après un modèle implicitement anticlérical [note] Ces fascheux sotz qui mesdisent d'aymer Et n'eurent de leur vie la congnoissance Je vous jure ma conscience Qu'ilz ont grand tort d'ung tel plaisir blasmer .

Cette chanson, publiée anonymement par Pierre Attaingnant en 1527, a joui sans doute de plus de popularité que le compositeur de la Messe qui n'a laissé aucune autre trace dans l'histoire de la musique. À l'inverse, Janequin (c.1485-1558) semble avoir voulu prolonger la fortune de sa chanson La guerre qui décrit et célèbre la victoire du « Roi Françoys » à Marignan. Quant au compositeur de la cour de Savoie Johannes Sarton, il cite dans sa Messe de larges extraits de la chanson d'amour Jouissance vous donneray de Claudin de Sermisy et Clément Marot. Une partition que les contemporains avaient plutôt l'habitude de voir entre les mains de courtisanes musiciennes, comme nous le montre plusieurs tableaux [note]Maître des Demi-figures, Trois musiciennes, Galerie Harrach, Rohrau, Autriche.. Ce modèle, issu de la collaboration entre le valet de chambre et le sous-chantre du roi, illustre le rayonnement du répertoire pratiqué à la cour de François 1er. Alors que la première de ces Messes puise assez peu dans son modèle profane, les deux autres sont fortement habitées par les phrases et tournures contrapuntiques des chansons correspondantes. Leurs compositeurs ont délaissé l'intemporalité de la musique franco-flamande pour rejoindre un temps musical plus humain, réduit au souvenir de la déclamation poétique ou des images sonores. On y retrouve les caractéristiques des musiques qu'affectionnait François 1er : simplicité mélodique, concision rythmique et solide assise harmonique.

Jacques Moderne, Liber decem missarum fol. 69v, Messe Ferrarie Dux Hercules (BM Lyon, FM 31633).

De Florence à Lyon : Francesco de Layolle

Comme l'affirme Moderne dans sa dédicace, la personnalité qui domine l'ouvrage est Francesco de Layolle (1492-1540) [note] Compositeur né à Florence, il fut vers 1505 - 1506 le maître de musique de Benvenuto Cellini.. Sa Messe Adieu mes amours fait, elle aussi, usage d'un cantus firmus, mais issu d'une célèbre chanson mise en polyphonie par Josquin Desprez et Jean Mouton. Le compositeur n'en cite qu'une phrase : « Adieu mes amours », entonnée à la voix de Tenor, soit en valeurs longues, soit en déclamant l'intégralité du texte sacré. La répétition confère alors une dimension spirituelle d'adieu à la vie terrestre. Cette particularité liturgique est prouvée par l'association avec le répons Libera me, en usage pour les funérailles. Les deux pièces sont unies par l'écriture en canon, la seconde citant aussi le plain-chant.

Cependant, il apparaît plus généralement que l'art du compositeur florentin se singularise par la recherche de la simplicité. Dans la dernière Messe du recueil : O Salutaris hostia, Layolle s'attache aussi à une déclamation syllabique, en évitant mélismes et figures ornementales qui entraînent morcellement et répétitions de texte. Cette caractéristique tient sans doute à une éducation florentine, influencée par le Dominicain Jérôme Savonarole [note]Sur Savonarole et la musique : Patrice Macey, Bonefire Songs, Savonarola's musical legacy, Clarendon Press, Oxford, 1998.. À Lyon, l'organiste de la chapelle des Florentins à Notre-Dame de Confort jouissait du rare privilège de composer de la musique sacrée, mais son style demeure pétri d'austérité. Malgré les oeuvres d'art qui ornaient cette chapelle [note]Cf. Giuseppe Iacono et Salvatore Ennio Furone, Les marchands banquiers florentins et l'architecture à Lyon au XVIe siècle, Paris, Publisud, 1999., le décorum liturgique semble donc tenir de la sobriété exigée par l'esprit du réformateur, alors entretenu par des Frères prêcheurs comme Santes Pagnini [note]Santes Pagnini (1450-1536), comme Ambroise Catharin (1483-1553) et Sixte de Sienne (1520-1569) est de ces Dominicains érudits qui vinrent profiter à Lyon de l'exceptionnelle bibliothèque du couvent, de l'imprimerie et de la vie intellectuelle. Santes Pagnini eut beaucoup d'influence sur la population florentine immigrée. Ses prêches concoururent à la création de l'Aumône générale.. Quoi qu'il en soit, le contrepoint de Layolle, sous-tendu par une stricte déclamation à la minime se présente de loin comme le plus austère du Liber decem missarium.

Jacques Moderne, Liber decem missarium fol. 1v, Messe Sancte Stephane (BM Lyon, FM 31633).

Lors de sa réédition, en 1540, le Livre des dix Messes en comprend douze! Layolle y ajoute une autre composition sur le modèle déjà exploité par Prévost : Ces fascheux sotz. Il se livre alors à un intéressant exercice qui nous fait prendre toute la mesure de son ingéniosité créatrice. Enfin, une oeuvre ultime semble présenter les capacités techniques de Pierre de Villiers, lequel deviendra un des compositeurs favoris de Moderne. La présence de ces ajouts peut s'expliquer par la disparition de Layolle [note]Moderne publie la même année une déploration sur sa mort. et son remplacement comme éditeur ou correcteur par le talentueux Pierre de Villiers, dont la Missa de Beata Virgine [note]Édition moderne : Pierre de Villiers, Motets et Messe, David Fiala éd., Paris, Champion, 1999. est entièrement écrite en double canon.

Le Liber decem missarium représente donc un recueil peu homogène mais une source essentielle pour l'histoire de la Messe polyphonique. Entre les différentes tendances stylistiques, l'oeuvre de Francesco de Layolle occupe une place singulière : celle d'une musique éphémère qu'on peut nommer « lugduno-florentine ».