Du Bourbonnais à la Part Dieu
Les pérégrinations des livres des Jésuites : le cas de la bibliothèque d'Yzeure
Salle de lecture de la bibliothèque (coll.part.).Située au milieu d'un domaine de 11 ha, à 4 Km d'Aix-en-Provence, la bibliothèque jésuite du Centre culturel et spirituel de la Baume [note]Cf. S. Moledina, La Bibliothèque du Centre culturel et spirituel de la Baume à Aix-en-Provence, 145 p., Maîtrise d'Histoire de l'Art, Aix-en-Provence, 2001., spécialisée en patristique, théologie et spiritualité, compte aujourd'hui quelque 26 000 volumes. Elle sert d'instrument de travail à la communauté jésuite ainsi qu'aux laïcs préparant le D.E.U.G. de Théologie, à la Baume. Nous voudrions ici évoquer le stade initial de cette bibliothèque, avant qu'elle n'ait été transférée à Aix au cours des années 1950 et le fonds littéraire intégré à la bibliothèque jésuite des Fontaines au début des années 1970, avant de gagner Lyon. En effet, les tout débuts de ce fonds remontent à Yzeure, près de Moulins, où la Compagnie de Jésus posséda longtemps une maison d'études dans laquelle les futurs jésuites de la Province de Lyon recevaient leur formation littéraire. Sa bibliothèque, dont la collection offrait un caractère exceptionnel, était alors considérée comme une des plus importantes de la Compagnie de Jésus sur le territoire français.
Façade de la bibliothèque d'Yseure, 1932 (coll.part.).L'installation à Yzeure [note]Yzeure avait déjà accueilli les jésuites au XIXe siècle, ceux-ci dirigeant de 1850 à 1880 un collège-séminaire dans un ancien prieuré de bénédictines. en 1927, avait eu lieu après une période particulièrement agitée pour la Compagnie. A la suite des expulsions de 1905, l'Ordre s'était trouvé contraint d'expatrier maisons, hommes et livres sur des terres plus accueillantes notamment l'Angleterre [note]BM Lyon, SJ A 412/584 : Cantorbéry, Hastings Ore Place. Paradoxalement, l'exil favorisait les jésuites : en fin du compte, ils avaient su savant tirer parti de la situation : libérés des ministères conventionnels de l'enseignement ou de l'apostolat, ils disposaient désormais de plus de temps pour se consacrer pleinement aux études de haut niveau. D'où la formation d'un grand nombre d'érudits jésuites comme Victor Fontoynont ou Pierre Teilhard de Chardin, dont les mérites contribuèrent grandement à réintégrer l'ordre dans la société française. Après la Grande Guerre et surtout à partir des années 1920, les « exilés » reprenaient le chemin de la France, et s'y réinstallaient peu à peu, le climat politique leur devenant progressivement plus favorable, en dépit de quelques marques persistantes d'hostilité.
C'est dans ce nouveau contexte qu'en 1927 les jésuites décidaient d'installer à Yzeure leur juvénat (centre qui prépare au professorat), rentré et d'y fonder une bibliothèque destinée à servir d'instrument de travail aux scolastiques préparant une licence es lettres et aux pères poursuivant des recherches de doctorat. C'est le Père Antoine Chantre (1885-1954) qui fut chargé de la constitution et de l'entretien de cette bibliothèque spécialisée en lettres classiques (grecques, latines et françaises). Professeur de rhétorique et de latin, grand bibliophile, il consacrera sa vie à enrichir le fonds d'Yzeure, accordant une attention particulière à la recherche des « oeuvres belles et rares » pourvues également d'une valeur intellectuelle. C'est dans cet esprit qu'il acquit, pour sa bibliothèque, une collection de 5080 thèses de doctorat ès lettres, depuis l'origine de ce diplôme en 1810, jusqu'à l'année 1951. La présence de ces ouvrages de recherche à Yzeure, s'avéra une aide incontestable dans la préparation des travaux de philologie, de linguistique et de littérature grecques et latines. En outre, ces thèses fournirent des éléments bibliographiques essentiels.
Ex-libris de James Condamin dans De duplici hominis substantia : these philosophicae, par A. Bintot Parisiis, Ex typis Cellot, 1811, 36 p. (BM Lyon, SJ TS 111/1).Une collection de thèses
A l'origine, cette collection appartenait à l'abbé James Jean-Pierre Condamin (1844-1928), à la mort duquel elle fut achetée par le Père Chantre. Probablement, les deux ecclésiastiques se connaissaient-ils, fréquentant les milieux ecclésiastiques universitaires lyonnais de l'époque. Chanoine de Lyon et de Bordeaux, homme de lettres, grand voyageur et auteur d'ouvrages tels que les Etudes sur les lettres de sainte Thérèse de Jésus [note]BM Lyon, SJ B 605/74. (Lyon, Imprimerie Catholique, 1874, 114p.) et La Vie et les oeuvres de Victor de Laprade J. Bourquin, « Léon Clédat et la Revue de philologie française », H. Huot, La Grammaire Française entre comparatisme et structuralisme 1870-1960, Paris, 1991, p.27. (Lyon, Vitte et Perrussel, 1884), James Condamin fut également professeur de littérature étrangère (1877) puis de littérature romane (1880) à l'Institut catholique de Lyon. Passionné de thèses, il semble qu'il ait copié avec ténacité les plus anciennes à la main, à partir d'exemplaires conservés à la Sorbonne. Son ouvrage Le Centenaire du doctorat Es lettres (1810-1910) est un document extrêmement utile pour comprendre l'histoire de ce diplôme, et atteste de l'intérêt de l'initiateur de cette collection, pour ce sujet.
Etude sur les lettres de sainte Térèse de Jésus, par l'abbé James Condamin Lyon, Imprimerie catholique, 1879 5BM Lyon, SJ A 412/584).En fait, il semble que la collection ait été achetée par le Père des Places (1900-2000) pour le compte du Père Chantre, lors de sa mise en vente chez un libraire de la région lyonnaise, à la suite du décès de l'abbé Condamin, en 1928. Professeur de religion et philosophie grecques en fonction du Nouveau Testament à à l'Institut biblique de Rome, philologue et helléniste, diplômé de l'Ecole des Hautes Etudes, le Père des Places fut l'un des personnages clés dans l'histoire de la bibliothèque d'Yzeure, intervenant à plusieurs reprises en sa faveur. Convaincu de sa valeur patrimoniale et intellectuelle, il se servit volontiers de cet outil de travail, lors de ses séjours à Yzeure, notamment pour sa traduction des OEuvres spirituelles de Diadoques de Photicé. Mécène généreux, il dota en outre la bibliothèque de la Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Latinorum de Teubner, ainsi que d'ouvrages sur Platon, lui-même étant grand spécialiste de ce dernier. C'est grâce à lui, aussi, que la bibliothèque d'Yzeure continua à tenir à jour la collection des thèses. Il fut en effet à l'origine d'un projet d'échange entre la Sorbonne et l'Institut biblique pontifical de Rome : selon un document d'archive de 1950, la Sorbonne s'engageait à céder annuellement l'une des collections de thèses françaises de lettres à la bibliothèque de l'I.B.P. Celui-ci, en contrepartie, se proposant de faire bénéficier sa collègue parisienne du service de ses publications périodiques : Orientalia, Biblica (périodiques scientifiques) et Verbum Domini. D'où l'idée du Père des Places de proposer à la bibliothèque d'Yzeure la partie de ces thèses qui ne s'intégrerait pas dans les études de l'Institut biblique.
Retrouver la vraie orthographe
Le père Antoine Chantre dans la bibliothèque d'Yzeure (coll.part.).On pouvait également noter dans la bibliothèque d'Yseure la présence du « lot important et excellent que constituait la bibliothèque de M. [Léon] Clédat » (Change, Dordogne 1851- Lyon, 1930), linguiste, professeur de littérature du Moyen Age, philologie romane et paléographie, à l'Université de Lyon. Les circonstances exactes qui ont abouti à l'achat de ces livres n'apparaissent pas dans les archives des Jésuites. Cependant, il est probable que le père bibliothécaire ait connu personnellement Clédat à Lyon, lors de son professorat lyonnais. Brillant universitaire passionné de linguistique, Léon Clédat fut avant tout connu pour sa Revue des patois (1887), recueil trimestriel consacré à l'étude des patois et anciens dialectes romans de la France et des régions limitrophes [note]Paris, Leroux, 1889 (BM Lyon, SJ B 105/1)., devenue la Revue de philologie française et provençale en 1889. A compter de 1897, la revue fut publiée sous le titre de Revue de philologie française et de la littérature, se limitant désormais principalement à l'étude de la langue française et de son évolution à partir du XIVe siècle. Militant du mouvement réformiste de l'orthographe qui prit de l'ampleur à partir de 1872 avec la création des « Sociétés de réforme », Clédat passa à l'acte en publiant sa revue en orthographe simplifiée, dès le tome IV (1890). Une prise de position publique téméraire, qui, cependant ne gagna guère les autres publications savantes de l'époque. Il fallait selon lui, par les études de philologie et en s'inspirant de l'état antérieur de la langue, retrouver la vraie orthographe, au sens étymologique du terme. En dépouillant et « corrigeant » l'orthographe académique, Clédat cherchait en fait à la rendre plus simple afin de faciliter son apprentissage, surtout par les enfants et par les étrangers. D'où sa proposition de modifier les manuels scolaires : il publia par exemple, des grammaires destinées et adaptées à des lecteurs variés, en fonction de leur niveau scolaire.
Ecrivain prolifique, Clédat a laissé une imposante bibliographie. Outre ses nombreux articles dans la revue sur l'orthographe réformée, il publia des études sur des sujets littéraires et historiques (Lyon au commencement du XVe siècle [1416-1420] d'après des registres consulaires, Paris, Leroux, 1884), des traductions et éditions de textes tels La chanson de Roland (il édita de celle-ci plusieurs variantes dont une « traduction archaïque et rythmée » [note]Bibliothèque de la faculté des lettres de Lyon, Paris, E. Leroux, 1887. et une version du texte datant du XIe siècle), ou encore la version provençale du Nouveau Testament du XIIIe siècle [note]P. Mech, « Les Bibliothèques jésuites », Histoire des bibliothèques françaises : les bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle, 1789-1914, D. Varry (dir.), Paris, 1991. p.473-474.. Ses travaux sur la grammaire (manuels et dictionnaires), divers articles sur le patois, la phonétique, la sémantique, la lexicologie et ses comptes rendus d'ouvrages, font partie d'une oeuvre littéraire impressionnante. Sa bibliothèque personnelle reflète parfaitement ses champs d'intérêt et ses préoccupations intellectuelles : elle comprend des articles ou des monographies concernant l'étymologie, l'histoire de la langue française, et surtout les dialectes et les patois. Parmi ces ouvrages, figurent ainsi les Patois du Dauphiné de Devaux, la Grammaire des langues romanes de Friedrich Diez, la Grammaire historique des parlers provençaux de Ronjat (en quatre tomes) ou encore la Romania, revue créée en 1872.
"Joannis-Batiste Marduel ad. Nicetium Lugdunesem vicarii", ex-libris de l'abbé Marduel, apposé sur les Mémoires du Chevalier de Ravande Liège, 1749 (BM Lyon, SJIF 290/481).Abbé collectionneur
On trouvait encore dans la bibliothèque d'Yzeure d'autres sous-ensembles d'importance. Ainsi les livres de littérature, d'histoire et d'histoire de l'art de la collection Marduel, jusqu'alors conservée dans l'ancienne résidence des jésuites à Lyon, livres entrés dans les années 1930, toujours sous l'impulsion du Père Chantre. Constituée dans la première moitié du XIXe siècle par l'abbé Jean-Baptiste Marduel (Châtillon-d'Azergues, 1762-Paris, 1848), cette collection contenait de nombreux livres relevant de l'érudition, quelques missels anciens et des incunables.
D'abord vicaire de Saint-Nizier à Lyon, puis de Saint-Roch à Paris, l'abbé Marduel, « infatigable collectionneur » [note]Archives françaises des jésuites : Bibliothèque de la Résidence lyonnaise (1831-1880) et bibliophile, avait acheté des doubles provenant des bibliothèques des anciens monastères et maisons religieuses, lors des ventes organisées par les dépôts publics au début du XIXe siècle. Grâce à lui, des milliers de livres furent épargnés d'un sort funeste : A Paris et ailleurs, l'épicier héritait de toutes les grandes bibliothèques : à lui revenaient de droit la Théologie et l'Histoire dans le format superbe de l'in-folio et de l'in-quarto ; il faisait ses cornets avec les incunables, enveloppait son gruyère dans les manuscrits. Passionné d'objets rares et beaux, l'abbé créa son propre cabinet de curiosités, riche surtout en médailles romaines, grecques et françaises, en vases étrusques, en ivoires et bijoux de l'époque d'Henri II et de Diane de Poitiers, en céramiques de Sèvres, auxquels s'ajoutaient quantité de livres sur la numismatique, le blason, la théologie, l'histoire ecclésiastique, les histoires de villes et de provinces...
Toutes sortes d'objets précieux et un nombre impressionnant de livres rares (près de vingt mille volumes), sauvés par ses soins obstinés, constituaient un ensemble riche et cohérent. Mais les événements de 1830 effrayèrent l'abbé, inquiet pour ses trésors qu'il fit alors envoyer de Paris à Lyon. En 1836, il décida de céder sa bibliothèque de dix mille volumes, son médaillier et son musée, à « un prix bien au dessous de la valeur réelle », aux jésuites lyonnais, en compensation du règlement de ses dettes et contre la promesse de leur conservation intégrale. En réalité, la collection fut d'abord acquise par « la domina Perrina », Geneviève-Sophie Jaricot, pour être ensuite remise aux jésuites de Lyon. Geneviève Jaricot participa aussi à l'achat de l'hôtel Roche-Baron, 14 rue Sala (aujourd'hui 16), afin d'aider la Compagnie de Jésus à y installer sa nouvelle résidence : l'achat fut réalisé au nom de ses deux fils, Pierre et Antoine Perrin, eux-mêmes jésuites. Au cours des années qui suivirent, la collection fut enrichie par les soins des « conservateurs » successifs, parmi lesquels un historien, le Père Jean-Marie Prat. Elle comptait cinquante mille volumes lors de son transfert dans un local somptueux construit pour l'abriter, rue Sainte-Hélène. Cette richesse diminua à cause des pillages et destructions de 1870, 1880 et 1901. A partir de 1901, ce qui restait de la collection de la résidence ne fut plus entretenu, à cause de l'expulsion des jésuites, au point que l'on en ignore l'état au moment de sa répartition entre Fourvière et Yzeure, dans les années 1930.La politique d'intégration concernant les bibliothèques jésuites fut cependant poursuivie dans les années 1950, lors de la fermeture des collèges de Mongré à Villefranche-sur-Saône et de Notre-Dame de Roland à Dôle. A la suite de cette fermeture, Yzeure reçut à nouveau une partie de leurs fonds de livres respectifs.
Jean-Batiste Marduel, premier vicaire de l'église Saint-Nizier, à Lyon, dessiné et gravé de mémoire par Julie Boily lithographie, XIXème siècle (BM Lyon, Coste 14389).Une pépinière de la pensée chrétienne
En réunissant ces bribes d'informations quoique lacunaires, nous avons néanmoins une idée générale de ce que pouvait être la bibliothèque d'Yzeure. Ce qui en ressort, c'est surtout le caractère complexe de la collection et la surprenante diversité et richesse de bien des fonds, chacun ayant sa propre histoire. Deux tendances prédominaient : d'un côté un goût pour les livres rares et beaux, rassemblés à la manière des antiquaires des siècles précédents. De l'autre, des ouvrages de référence, scrupuleusement réunis pour servir d'instruments de travail aux professeurs et aux étudiants, en un endroit éloigné de grandes métropoles et d'universités. A plusieurs reprises est mentionné dans les documents d'archives le fait que la bibliothèque d'Yzeure ait été constituée à partir de moyens très modestes. Sans doute, une exagération, car son contenu était incontestablement exceptionnel.
Rien ne semblait donc prédestiner Yzeure, ce gros bourg de l'Allier, à connaître un tel rayonnement intellectuel. L'installation du juvénat principal de la Province de Lyon en décida autrement. La maison devint rapidement une pépinière assez exceptionnelle de jésuites, spécialisés notamment dans les lettres classiques. Ainsi les Pères. Claude Mondésert, codirecteur de Sources Chrétiennes, André Ravier, provincial de Lyon et auteur d'ouvrages sur la spiritualité, Maurice Guiliani, fondateur de la revue Christus ; ou encore le Père Charles Morel, collaborateur à Sources Chrétiennes et bibliothécaire à la Baume. En plus, le cercle d'Yzeure était en étroite relation avec les milieux universitaire et catholiques de Lyon, comme le révèlent aussi bien la présence de la bibliothèque de Léon Clédat que la collection de thèses de l'abbé Condamin.
Que bien des ouvrages de la bibliothèque bourbonnaise se retrouvent aujourd'hui en terre lyonnaise, semble, après tout, un juste retour des choses.