Cinéjournal de bord

Quatre décennies de cinéma lyonnais à travers un document de la Compagnie Lyonnaise de Cinéma

Lors de son dernier déménagement, par l'intermédiaire de son P.D.G., Daniel Charrier, la Compagnie Lyonnaise de Cinéma a, entre autres archives [note]La donation de la C.L.C. comprend, outre le répertoire des films projetés au Cinéjournal entre 1936 et 1976, un ensemble de reportages photographiques documentaires (reconstruction des ponts de Lyon après 1944, tracé de l'axe Nord-Sud en bord de Rhône, tournages de films documentaires...), liés aux activités cinématographiques de l'entreprise lyonnaise., offert à la Bibliothèque le répertoire manuscrit sur lequel furent inscrits, jour après jour et pendant quarante ans, les films diffusés sur les écrans de l'une des principales salles de la rue de la République à Lyon : Le Cinéjournal. L'occasion était trop belle pour ne pas revenir sur l'histoire d'une salle atypique, hélas aujourd'hui disparue.

Le Vie lyonnaise, n°830, 31 octobre 193 6 (BM Lyon, 950559)

Tout commence le 22 octobre 1936, soit trois jours avant que l'Allemagne de Hitler envoie la légion Condor auprès des troupes nationalistes espagnoles de Franco, et juste quatre mois après la mise en place des accords de Matignon instituant en France les congés payés. Ce jour-là, le parc cinématographique lyonnais, déjà fourni, s'enrichit d'une nouvelle salle publique dont la programmation, pendant plus d'un demi-siècle, mêlera l'actualité à la distraction, la fiction au documentaire : le Cinéjournal vient d'ouvrir ses portes au 71 de la rue de la République. Non loin, à hauteur du 79, l'ancien Casino Kursaal est déjà devenu une salle de cinéma depuis trois ans, le Pathé-Natan [note]Le Pathé-Natan a ouvert ses portes le 9 mars 1933 avec le film de Joël Mey Paris-Méditerranée, en présence de Bernard Natan qui vient de prendre en mains les destinées de la firme Pathé. Le nouveau cinéma succède à une salle chère au coeur des Lyonnais de l'époque : le Casino Kursaal, d'abord modeste café-chantant ouvert sous le Second Empire, devenu le grand music-hall de Lyon. Le Pathé-Natan deviendra le Pathé en 1942., et régale quotidiennement des milliers de Lyonnais des oeuvres de Renoir et Prévert, de Pagnol, de Capra, de John Ford et Fritz Lang, entre-autres. A l'origine du Cinéjournal, l'on trouve donc la Compagnie Lyonnaise de Cinéma (C.L.C.), qui reste en 2001 l'une des plus vieilles entreprises cinématographiques françaises. Créée en cette même année 1936 par quelques notabilités lyonnaises dont le docteur Badol, Victor Kandelaft (des soieries du même nom), Henri Girand et un sieur Rodiansky, propriétaire du Chanteclair (autre cinéma situé sur le boulevard de la Croix-Rousse), la C.L.C. acquiert aussitôt les locaux du 71 rue de la République, lesquels ont abrité des années durant un quotidien lyonnais : Le Nouveau Journal [note]De 1925 à 1944, Le Nouveau Journal quotidien républicain de Lyon, du Sud-Est et du Centre, a succédé à L'Express de Lyon, fondé en 1883. Il abandonna rapidement la rue de la République pour installer son siège 46 rue de la Charité.. La Compagnie en restera propriétaire jusqu'en 1976. De forme ovoïde et d'une capacité de 368 fauteuils, la nouvelle salle est, en ce 22 octobre 1936, inaugurée avec la projection d'Ailes sur le Mont Everest. Ce long métrage documentaire de 1 200 mètres est alors accompagné d'un court métrage (300 mètres) également produit par La Fox Europa et intitulé Chasse aux records. Qui a tué le rouge-gorge, un dessin animé français, en couleurs, distribué par les Artistes Associés et Valse brillante, une animation de 150 mètres du distributeur G.F.F.A. complètent le programme. C'est ce qu'une plume aux pleins et aux déliés soignés nous apprend, au gré de la consultation du grand cahier répertoire noir où, durant quarante ans, des mains ont soigneusement décliné, en de soigneuses colonnes, jour après jour la date de passage, le titre du film, le métrage et le nom du distributeur. Ecrivant par là, sans le savoir, l'histoire du Cinéjournal en particulier et du cinéma lyonnais en général.

Projection en boucle

Parfois restées anonymes, ces mains furent pourtant des années durant celles d'un homme directement lié au précieux livre couleur ébène : il s'agit d'André Jalibert. Entré en cinéma comme on entre en religion grâce à une marraine qui tenait une salle de cinéma à Belleville-sur-Saône, ce Lyonnais, issu d'une famille lyonnaise depuis huit décennies, a quasiment voué sa vie au cinéma. D'octobre 1940 à février 1981, il a servi la C.L.C. via l'un de ses plus beaux joyaux : le Cinéjournal, justement. Là, il fut successivement directeur deuxième catégorie, directeur première catégorie, directeur commercial, directeur de production, enfin directeur général, avant de devenir conseiller en communication, passant ainsi par toutes les activités d'exploitation, de laboratoire et de production inhérentes à la Compagnie. C'est dire combien il est intarissable sur le sujet : sa mémoire vaut autant que toutes les pages du document rassemblées. Fièrement, il s'enorgueillit d'avoir visionné plus de 12 640 longs métrages. Sans compter les courts et les moyens. Tous figurent dans le répertoire. Avec ce témoin, on apprend ainsi que de sa création à sa cession par la C.L.C. à un sieur Lemoine en 1975, Le Cinéjournal est resté une salle de projection permanente : c'est-à-dire que chaque jour de 10 heures à minuit, était proposé un programme d'une heure, projeté en boucle. Dans cette heure, il y avait dix à douze minutes d'actualités françaises, américaines et britanniques, un ou deux dessins animés de sept à huit minutes, plus un fonds de programme documentaire dont la C.L.C. était la plupart du temps productrice. Le modèle suivi était celui du Cinéjournal de Genève. Imaginez le succès de la formule, en un temps où la télévision était loin d'exister dans chaque foyer français ! .

Annonce de l'ouverture du Cinéjournal, Le Progrès, 23 octobre 1936 (BM Lyon, 950002)

1940... La France est coupée en deux. La Société Lumière ayant repris la fabrication de pellicule dans ses usines de Feyzin, la Compagnie Lyonnaise de Cinéma se lance encore un peu plus dans la production. Elle sort des courts métrages et les premiers magazines filmés, devenant ainsi la pionnière de la régionalisation en matière de cinéma. Sont ainsi présentés nombre de documentaires, telle une visite à Brotel, en sa maison de campagne, du maire de Lyon Edouard Herriot tout juste revenu d'Allemagne en 1945 ; ou bien une série fameuse, au titre générique suffisamment évocateur de Je vois tout, pendant les sombres années de la guerre.

Désormais, le Cinéjournal ne craint pas d'aborder la fiction. Nous avions systématiquement tous les films de Charlot, et en exclusivité toutes les copies sur Lyon , rappelle André Jalibert. Puis c'est le tour de la grande période des légendaires Tom et Jerry produits par la firme américaine M.G.M.. Même les Américains jalousent alors la très grande qualité des copies de la C.L.C. Sans parler de tous les films institutionnels régionaux réalisés par la Compagnie et dont le Cinéjournal se réserve la diffusion.

Mérieux, Berliet et Dupont de Nemours

En 1975, un documentaire sur la rage, produit pour la Fondation Mérieux, traduit en anglais, russe, allemand, brésilien et espagnol, est diffusé à partir de Lyon dans le monde entier. Sur plus de 120 copies ! C'est encore un reportage resté célèbre, Les Tonnes de l'audace, relatant plus de 10 000 kilomètres de parcours à travers le Sahara, le Ténéré, le Tibesti et le Tchad, en compagnie de la Mission Ténéré-Tchad. Ce sont aussi des films publicitaires, des spots télévisés et autres courts métrages commerciaux, mais surtout plusieurs centaines de films consacrés au domaine scientifique et aux entreprises industrielles comme Recherches, produit pour les Automobiles Berliet, Mines d'aujourd'hui, tourné dans les mines de fer de Lorraine en 1971. Deux des films médicaux de la Compagnie sont récompensés aux Entretiens de Bichat : La Grippe en 1971, et La Rage, en 1972, classés parmi les dix meilleurs films de l'année. A ce palmarès, on pourrait ajouter toutes les retransmissions de matchs de boxe, qui ont leur heure de gloire dans les années 1950.

"Blanche-Neige et les Septs Nains", cellos sur décor de production, aquarelle et gouache séquence 16A, scène 14, in Blanche-Neige par Pierre Lambert, Démons et merveilles, 2000. Repr. avec l'aimable autorisation de la C.L.C (BM Lyon, B 052147)

C'est que dans ses laboratoires de développement de Villeurbanne, la C.L.C. dispose désormais de vastes locaux et d'installations techniques des plus modernes, depuis le studio de prises de vues jusqu'à l'atelier de trucages et d'animation, en passant par un matériel adapté à la réalisation des films en tous formats, pour répondre aux désirs de la clientèle et avoir une autonomie complète de production. Reconnue d'abord à l'échelon régional, la réputation de qualité et de sérieux liée à la production de la C.L.C. lui ouvre bientôt de nouveaux débouchés avec des entreprises réputées. A Berliet et à l'Institut Mérieux, s'ajoutent les Câbles de Lyon, Rhodiaceta, Delle-Alsthom, E.D.F., Les Charbonnages de France, la Communauté Urbaine et la Chambre de Commerce de Lyon, ainsi que la S.E.M.A.L.Y [note]Organisme créé pour étudier, entre autres, le percement du métro à Lyon. C'est aujourd'hui une S.A., la SEMALY, bureau d'études d'ingénierie dans le domaine des transports., désireuse d'expliquer l'avancement des travaux du métro aux Lyonnais. Or des frontières, la C.L.C. réalise des films pour Control Data Holding, pour Dupont de Nemours International, pour la C.E.C.A. (Compagnie Européenne du Charbon et de l'acier, ancêtre de l'actuelle C.E.E.), et même pour... le Département d'Etat, à Washington.

Elisabeth d'Angleterre et Blanche Neige

Dans la tourmente qui accompagne la libération de Lyon aux premiers jours de septembre 1944, le Cinéjournal a dû fermer ses portes. Il les rouvre le 9 du même mois, avec La Grande Parade de Walt Disney, accompagnée des habituelles actualités. Si l'on en croit le « livre de bord » de la salle, le maître du dessin animé américain va devenir l'un des fournisseurs attitrés de la salle via ses héros Mickey, Dingo, Pluto et surtout Donald. Créé en 1938, son mythique Blanche Neige et les Sept Nains y connaît même un immense et durable succès avec plus de dix semaines de programmation en moins de huit ans. Juste derrière le record toutes catégories qu'André Jalibert aime à rappeler : le reportage filmé du mariage de la princesse Elisabeth d'Angleterre, qui reste à l'affiche trois semaines de suite, du 12 au 26 novembre 1947.

Première page du répertoire manuscrit des films diffusés au Cinéjournal entre 1936 et 1976 (BM Lyon, s.c.)

Au cours des années 1950, la crise du court métrage contraint pourtant le Cinéjournal à abandonner la formule d'une heure. Le cinéma se spécialise alors dans les films d'aventures, de La Charge des tuniques bleues d'Anthony Mann (automne 1957), à 20 000 Lieues sous les mers de Richard Fleischer (mars 1966), en passant par Vera Cruz de Robert Aldrich (mars 1968). Transformé en 1956 par l'architecte Tourret en un espace parallélipédique avec parterre et balcon comprenant 534 places, le lieu acquiert deux salles supplémentaires en 1977. La C.L.C. est partie l'année précédente. En 1980, l'ensemble est revendu à l'Union Générale de Cinéma (U.G.C.) qui, quatre ans plus tard, en fait son siège lyonnais. Ironie de l'histoire, en 1992, l'U.G.C. cède à son tour le Cinéjournal à Pathé qui décide de fermer définitivement en janvier 1999 ce qui est devenu, depuis sept ans, le Pathé-Cinéjournal.

Depuis lors, pour développer ses activités sur la Presqu'île et afin d'agrandir le magasin qu'elle possédait tout près, une enseigne de vêtements a pris définitivement possession des lieux et de l'âme qui émanait du Septième Art. Son premier magasin avait d'ailleurs déjà remplacé un autre cinéma aujourd'hui disparu, les Gémeaux, ayant fonctionné de décembre 1973 à février 1994. Vue la disposition très morcelée des parcelles immobilières du lot, aucune extension n'est possible du côté de ces salles dont nous ne sommes même pas propriétaires des murs expliquait Joël Luraine lors de la disparition définitive du Cinéjournal. Le directeur du Pathé ne cachait d'ailleurs pas que l'exploitation des trois salles s'avérait particulièrement déficitaire.

La loi du marché avait parlé...

Il reste aujourd'hui la mémoire d'un lieu, heureusement matérialisée par un modeste mais inestimable répertoire de papier, pièce patrimoniale unique désormais conservée à la Bibliothèque de Lyon.