Quand Malebranche lisait Newton

Le fonds ancien possède un exemplaire des Principia annoté par le philosophe français

Dans les dernières années du XVIIe siècle, le Père Nicolas Malebranche (1638-1715), Prêtre de l'Oratoire, philosophe d'inspiration cartésienne qui a publié en 1674 à Paris De la Recherche de la Vérité, feuillette et annote l'un des livres les plus importants de l'histoire de l'humanité, édité à Londres en 1687 par Isaac Newton (1642-1727) : Philosophiae Naturalis Principia Mathematica.

Page de titre du Philosophiae Naturalis Principia Mathematica par Isaac Newton.Edition originale de 1687 (BM Lyon, Res.104863)

Il convient d'entrée de jeu de souligner l'apport et la nouveauté de cet ouvrage : l'introduction de la loi de la gravitation universelle permet la synthèse des travaux engagés depuis le début du XVIIe siècle par Galilée (1564-1642), Descartes (1596-1650) et Huygens (1629-1695). En effet, suivant la loi de la gravitation universelle, tous les corps s'attirent avec une force proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. En soumettant à une même loi les phénomènes célestes (mouvement des planètes et des comètes) et terrestres (chute des corps, mouvement des marées, aplatissement de la terre aux pôles), Newton unifie la physique. Les mêmes principes, les mêmes lois s'appliquent désormais à la terre comme au ciel. Le cosmos hiérarchisé aristotélicien est définitivement détruit.

En outre, par delà ce travail conceptuel extrêmement novateur, l'ouvrage de Newton est traversé par un souci d'organisation déductive qui reprend en l'approfondissant celui exprimé par Huygens en 1673 dans son Horologium oscillatorium : Newton, comme déjà Huygens, s'efforce d'énoncer en plaine clarté les principes qui gouvernent les développements théoriques et, simultanément, met en place les mathématiques susceptibles de rendre possible ces développements théoriques. A travers les Principia, Newton apparaît comme le premier véritable fondateur, dans toute son extension, de ce qu'on appelle aujourd'hui la mécanique rationnelle

La rédaction de l'ouvrage commence, si l'on peut dire, en 1684 à l'occasion d'une visite que l'astronome, dont le nom est maintenant associé à une comète, Edmund Halley, rend à Newton alors à Cambridge. Un compte rendu de cette visite a été donné, une quarantaine d'années plus tard, par le mathématicien Abraham de Moivre: « [...] en 1684 le Dr. Halley lui rendit visite à Cambridge, après qu'ils furent restés quelque temps ensemble, le docteur lui demanda quel serait à son avis la courbe qui serait décrite par les planètes en supposant que la force d'attraction vers le soleil est inversement comme le carré de leur distance à celui-ci. Sir Isaac répondit immédiatement que ce serait une ellipse ; le Docteur, frappé de joie et d'étonnement lui demanda comment il le savait. Eh bien, dit-il, je l'ai calculé, sur quoi le Docteur lui demanda son calcul sans plus de délai. Sir Isaac regarda parmi ses papiers mais ne put le trouver; il lui promit de le recommencer et de lui envoyer». Finalement, quelques mois plus tard Edmund Halley reçut un petit traité dont il existe plusieurs copies et versions -- l'original est perdu --, déposées à la bibliothèque universitaire de Cambridge et regroupées sous la dénomination principale ; De Motu. Ces textes, premières ébauches des Principia, ont été publiés et annotés par D.T. Whiteside dans le Volume VI des Mathematical Papers of Isaac Newton (Cambridge University Press, 1974).

En juin 1686 le manuscrit définitif du premier Livre (il en comporte trois) des Principia est porté chez l'imprimeur avec l'accord de la Royal Society au jugement de laquelle il avait été soumis le 28 avril. Les deuxième et troisième Livres parviendront chez l'imprimeur au cours des mois suivants et, le 7 juillet 1687, Edmund Halley peut écrire à Newton que l'impression de son livre est terminée et qu'il espère qu'il en sera satisfait. Environ 300 exemplaires des Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica sont alors expédiés à des correspondants à travers l'Europe ou mis en vente.

Cet ouvrage, sommet de la pensée newtonienne, sera par la suite réédité sans de profondes modifications conceptuelles, d'abord en 1713 avec l'aide de Roger Cotes (1682-1716), -- c'est dans cette édition qu'apparaît le très célèbre Scholium generale qui sert alors de conclusion à l'ouvrage -- puis en 1726 avec l'aide de Henry Pemberton à la veille de la mort de Newton.

Etiquette des frères Perisse, imprimeurs-libraires à Lyon figurant sur l'exemplaire des Principia (BM Lyon, Res. 104863)

L'ordre déductif des Principia

Les Principia sont divisés en trois parties ou Livres. Le premier développe, d'un point de vue qui se veut strictement mathématique, l'ensemble des questions se rapportant à la science du mouvement indépendamment de la résistance exercée par les milieux ; l'étude du mouvement dans les milieux résistants, aboutissant entre autres à la critique des tourbillons cartésiens, est abordée dans le deuxième Livre. L'ensemble des résultats des premier et deuxième Livres est ensuite repris et utilisé dans le troisième pour résoudre les problèmes astronomiques et physiques (mouvement des planètes, de la lune, figure de la terre, théorie des marées, etc...).

Avant d'en venir à la présentation plus précise de ces trois Livres, il convient également de souligner que les Principia ne s'ouvrent pas par le premier Livre, mais par deux rubriques préliminaires placées avant ce Livre et intitulées respectivement « Définitions» et «Axiomes ou lois du mouvement ». Ces deux rubriques, regroupant principalement huit définitions et trois lois du mouvement, constituent le socle de l'édifice déductif. C'est dans la rubrique «Définition» que l'on trouve tout d'abord celle de la « Quantité de matière » ou de la « masse », puis celle de la « quantité de mouvement ». Les « Définitions » III à VIII introduisent ensuite la « force », notion centrale de la science newtonienne du mouvement. Cet ensemble de définitions est prolongé par un scholie qui donne celles de l'espace absolu et du temps absolu.

Cette première rubrique, «Définitions», est suivie par celle intitulée « Axiomes ou lois du mouvement ». Newton y réunit pour la première fois les trois grandes lois de la mécanique sous une forme parfois très voisine de celle que nous leur connaissons aujourd'hui.

La première exprime le principe de l'inertie ou de la conservation du mouvement rectiligne et uniforme : Tout corps persévère dans son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme à moins que des forces imprimées ne le contraignent à changer son état.

La deuxième loi stipule que : « Le changement du mouvement est proportionnel à la force motrice imprimée et se fait suivant la droite par laquelle cette force est imprimée ». Il ne faut évidemment pas confondre cette loi avec celle exprimée en termes différentiels que nous connaissons aujourd'hui sous la dénomination de « loi de Newton ». En particulier, Newton parle ici de «changement du mouvement » sans aucune précision concernant le temps -- pas même un dato tempore -- pendant lequel s'effectue ce changement. Si l'on voulait absolument écrire cette loi en termes modernes, l'expression la plus proche serait sans doute celle-ci: F = ? (mu) où F est la force motrice imprimée, m la masse et u la vitesse, sachant que ? (mu) représente le « changement du mouvement ». Dans cette perspective, on peut dire qu'une force motrice imprimée n'est pas une force, au sens moderne du terme mais une impulsion.

La troisième loi est celle de l'égalité de l'action et de la réaction : L'action est toujours égale et opposée à la réaction : c'est-à-dire que les actions mutuelles de deux corps sont toujours égales et dirigées en sens contraire.

Cette troisième loi, qui n'apparaît pas en 1685 dans les textes préliminaires à la rédaction des Principia, permet à Newton dans le Livre III de formuler dans toute son extension la loi de la gravitation universelle. Ces trois lois sont suivies par six Corollaires et un Scholie.

C'est sur la base de ces « Définitions », « Axiomes ou lois du mouvement » que les Propositions des Livres I et II sont ensuite démontrées et qu'ainsi le mouvement des corps sous l'action des forces naît à l'existence mathématique. A cette fin, Newton met en oeuvre les méthodes mathématiques de la géométrie classique d'inspiration euclidienne enrichies cependant d'une part, par de nombreux résultats relatifs à l'étude des coniques (Sections IV et V du Livre I qui intéresseront plus particulièrement Malebranche) et, d'autre part, par la « Méthode des premières et dernières raisons » dont la présentation occupe la première Section du Livre I.

Ex-libris manuscrit de Malebranche figurant en haut à gauche de la page de garde des Principia (BM Lyon, Rés. 104863)

Les forces centrales

C'est à partir des Sections II et III du Livre I que Newton met en place le traitement mathématique du problème des forces centrales.

Il y traite donc du mouvement d'un point sous l'action d'une force centripète, le centre de force n'étant alors considéré que comme un point mathématique. Ce n'est qu'à partir de la Section XI que ce point mathématique est doué d'une masse et qu'alors Newton commence à résoudre, à proprement parler, le problème dit des deux corps. Entre temps dans les Sections IV et V, Newton analyse dans une perspective strictement mathématique les propriétés des diverses coniques ; la Section VI porte sur la détermination des mouvements dans des orbes données et la Section VII sur le mouvement ascensionnel et descensionnel des corps. Newton y étudie en particulier le mouvement de chute libre d'un corps soumis à l'action d'une force centrale ainsi que celui d'un corps jeté.

Dans la Section VIII Newton s'attache à résoudre le problème inverse des forces centrales, à savoir trouver la courbe que doit décrire un corps lancé dans une direction avec une vitesse donnée et soumis à une force centrale agissant suivant une certaine loi. Les Section IX et X se rapportent à certains problèmes relatifs à une théorie des repères tournant dont l'usage pourra être requis dans le cas du mouvement de la lune.

C'est donc avec la Section XI « Du mouvement des corps qui s'attirent mutuellement par des forces centripètes » que Newton aborde le problème des deux corps (Propositions 57 et 63) et que la loi III joue un rôle déterminant. Dans les Propositions suivantes, et en particulier dans la Proposition 66, Newton formule le très difficile problème des trois corps. Puis dans les Sections XII, XIII et XIV sont étudiées diverses questions concernant les attractions entre les corps.

Philosophie Naturalis Principia Mathematica D'Isaac Newton page 87 (BM Lyon, Rés. 104863)

La mécanique des fluides au système du monde

Le deuxième Livre traite, pour une large part, du mouvement des corps dans les milieux résistants ; il inaugure aussi, après les recherches d'Archimède et de Pascal, ce qui deviendra la mécanique des fluides. Dans les trois premières Sections Newton examine les trajectoires décrites par des corps lorsque la résistance exercée par le milieu est proportionnelle à la vitesse (Section I), au carré de la vitesse (Section II) et à la combinaison linéaire des deux (Section III).

C'est avec la Section IV «Du mouvement circulaire des corps dans les milieux résistants que s'ouvre, à proprement parler, la démarche qui va aboutir dans la dernière Proposition (53) de la dernière Section (IX) à la Critique des Tourbillons cartésiens. Entre temps Newton aura posé les bases de ce qui deviendra avec Daniel Bernoulli l'hydrodynamique. (Ce dernier publie à Strasbourg en 1738 son Hydrodynamica sive de viribus et matibus fluidorum commentarri).

Le troisième livre, qui n'est pas divisé comme les précédents en Sections, est consacré par Newton à son « Système du Monde ». C'est là que Newton, s'appuyant sur l'ensemble des résultats mathématiques obtenus dans les deux autres Livres, ramène l'ensemble des phénomènes célestes (mouvement des planètes, de leurs satellites et des comètes) et terrestres (mouvement des marées, forme de la terre) à un cadre explicatif dont le coeur est la loi de la gravitation universelle.

Sans entrer dans le détail du contenu de ce troisième Livre, il importe cependant d'en rappeler, pour la construction newtonienne, le moment décisif : la Proposition 4. Celle-ci concerne la « chute de la lune » : La lune gravite vers la terre, et par la force de gravité, elle est toujours retirée du mouvement rectiligne et retenue sur son orbite ; dans cette Proposition Newton montre, par la comparaison de ce que parcourrai la lune en une seconde si elle était privée de tout autre mouvement que celui dirigé vers la terre, avec la hauteur, estimée avec soin, que parcourt un corps grave en tombant, dans le même temps, sur la terre, que la force qui retient la lune sur son orbite n'est rien d'autre que la force de la gravité -- la force par l'action de laquelle les corps tombent. Cela étant, en vertu des observations, puisque les planètes, de même que les satellites de Jupiter respectent les mêmes lois de mouvement que la lune, il n'y a pas de raison de ne pas identifier à la gravité les forces qui les font se mouvoir sur leurs orbes. C'est l'objet de la Proposition 5.

Puis dans la Proposition 6, Newton affirme que « tous les corps gravitent vers chaque planète ; et sur la même planète quelconque, leurs poids, à égale distance du centre, sont proportionnels à la quantité de matière que chacun d'eux contient » et, enfin, dans la Proposition 7 Newton énonce la loi de la gravitation universelle : La gravité appartient à tous les corps, et elle est proportionnelle à la quantité de matière que chaque corps contient ». Le Corollaire 2 de cette Proposition rappelle : « La gravité vers chaque particule égale d'un corps est inversement comme le carré des distances des lieux de ces particules [...].

Le Cosmos hiérarchisé aristotélicien est définitivement remplacé par un univers homogène pour lequel les lois sont les mêmes sur la terre comme au ciel ; un régime déductif s'appuyant sur quelques principes et concepts énoncés en pleine clarté règle maintenant, de façon exemplaire, le développement de la science du mouvement et ouvre la voie à la mécanique rationnelle.

Philosophiae Naturalis Principia Mathematica d'Isaac Newton page 101 (BM Lyon, Rés. 104863)

L'exemplaire de la Bibliothèque Municipale

La Bibliothèque municipale de Lyon possède un exemplaire de l'édition de 1687 des Principia. Il porte sur le verso de la couverture (cf. illustration n° ) un ex libris du Père Nicolas Malebranche écrit de sa main « Malebranche P d l O » (Malebranche Prêtre de l'Oratoire). L'inventaire de la bibliothèque de Malebranche dressé au lendemain de sa mort par des oratoriens de la rue Saint-Honoré comporte 723 titres représentant 1.150 volumes (cette liste a été publiée par André Robinet dans le Tome XX des OEuvres Complètes, sous le titre « Malebranche vivant. Biographie - Bibliographie », Vrin, 1978). Dans la liste des livres inventoriés on trouve au n° 219 « Neuton Philosophiae Naturalis Principia Mathematica ». Il y a donc tout lieu de penser que l'exemplaire des Principia de la B.M. de Lyon est précisément celui qui appartenait à Malebranche avant que sa bibliothèque ne fut dispersée et que le volume ne fut transporté, probablement au XVIIIe siècle, de Paris à Lyon par un Monsieur Monnet (cf. illustration n° ) comme cela est indiqué à la main sur la page de titre puis mis en vente par un libraire lyonnais (cf. ex libris de l'illustration n° ). Les notes marginales, que l'on peut raisonnablement attribuer à Malebranche, souvent extrêmement brèves (du type correction typographique), se trouvent aux pages 14, 77, 78, 81, 84, 87, 95, 96, 101, 105, 118, 226, 249, 250, 257, 307, 325, 411, 439, 449, 450, 455, 459, 482. Ces notes, dont nous reproduisons les deux plus importantes (cf. illustrations n° et n° respectivement des pages 87 et 101), ne portent pas sur le contenu le plus original des Principia -- la mise en place des concepts et des lois -- ni sur la critique newtonienne des thèses cartésiennes, mais sur des questions techniques relatives à la théorie des coniques développée par Newton dans la Section V. Elles soulignent cependant l'intérêt de Malebranche pour l'ouvrage de Newton au moins du point de vue de l'introduction de nouvelles techniques mathématiques.