L'ASPARAGUS, DE PONGE ET FAUTRIER

Paradigme du livre de dialogue entre peinture et poésie

Dès l'origine de l'imprimerie, Lyon s'est distinguée, devenant d'emblée l'une des capitales du livre. Ce magnifique passé historique n'a pas survécu sous la seule forme d'une nostalgie pour une plénitude qu'il aurait été utopique de vouloir, ici et là, raviver. Ce fut aussi, de temps à autre, un aiguillon fort, poussant certains hommes sur la voie ardente et irrémédiable (en un tel lieu) du livre. Le XXe siècle n'a pas échappé à cette règle. En son milieu, le drame de la guerre, le besoin de s'exprimer tout de même malgré l'interdit, le savoir des imprimeurs, le génie de quelques intrépides, auront été autant de raisons d'une renaissance. On songe immédiatement à tels ou tels noms : ceux de Marc Barbezat, d'Armand Henneuse, de Marius Audin se recommandent tout particulièrement (on peut par attraction leur adjoindre celui de Pierre Bordas). Une petite bibliothèque se constitue, qui renferme un échantillon de la meilleure part de la littérature et de son incarnation en livres. Ainsi, Henri Michaux dévoilant Le Lobe des monstres (chez Barbezat), Francis Ponge composant Liasse (avec le secours de Henneuse), Antonin Artaud scandant Artaud le Momo (Audin à l'impression pour Bordas), Jean Genêt tendant, entre autre, Le Miracle de la rose (chez Barbezat bien sûr). Belle leçon de discernement au regard de la lecture comme de rectitude dans la coïncidence du livre avec le texte qu'il sait arracher au transitoire. Lyon se plait à redéfinir de loin en loin son génie du livre, plus précisément la ville le manifeste au présent, et, même si c'est en apparence toujours discrètement, ce n'est jamais sans éclat au vu de la retombée.

Dos de l'emboîtage de L'Asparagus par Ponge et Fautrier (BM Lyon Rés. B008721)

Quant aux livres de dialogue, Lyon, par sa bibliothèque municipale, en conserve une fort belle collection. Parmi ceux-ci il pourrait apparaître juste de mettre en avant les deux livres qu'André du Bouchet et Pierre Tal Coat ont réalisés pour Françoise Simecek, à Lausanne, Laisses et Sous le linteau en forme de joug. L'un et l'autre ont fréquenté la bibliothèque, Du Bouchet à plusieurs reprises, Tal Coat y portant lui-même les deux volumes évoqués. Mais L'Asparagus de Francis Ponge et Jean Fautrier, tout aussi probant comme livre, présent lui aussi dans la collection, publié à Lausanne également par les soins de Françoise Mermod, entretient avec la ville un lien encore plus prononcé.

Certes Ponge (comme Michaux), pour plusieurs raisons, était proche de Lyon. Mais Fautrier après tout ? Il se trouve simplement qu'un poète lyonnais, typographe virtuose, Robert Droguet, lui a consacré une belle méditation qu'il a imprimée lui-même chez Besacier, Fautrier 43. Fautrier a assurément été l'objet d'un vrai regard à Lyon. Il s'en est souvenu au moment de L'Asparagus, persuadant sans difficulté son ami Ponge de laisser jouer à Robert Droguet, plus largement à l'esprit lyonnais si créatif et si exact en imprimerie, le rôle de maquettiste ou mieux de metteur en pages.

Eloge à la plus frêle des fougères

L'année 1963 voit donc la parution d'un livre singulièrement marquant, inventif au plus haut point, L'Asparagus de Ponge et Fautrier. L'Asparagus est un éloge de Ponge à la plus frêle des fougères, au « cèdre » le plus « fin » qui soit, à la touffeur et à la fragilité d'un bien ordinaire accompagnateur de beauté. L'asparagus ne vaut guère en effet que par contraste avec ce qu'il met encore plus en valeur, sa réserve est grande ; Ponge ne le dédaigne pas pour autant, il le sort de ce rôle exclusivement secondaire, en vient à lui pour lui-même. À propos de l'asparagus une ample divagation, une suite de digressions concentriques, le parti de cerner est tenu (chacune de ses branches est un long nuage effilé) qui se reprend à l'infini, le reste s'ensuit, on atteint le sens (les feuilles de l'asparagus cachent le sol aux anges, cachent les anges au sol ; à chacun épargnant la blessure, par éblouissement ou brisure ; et la mort.)

L'Asparagus, Par Francis Ponge et Jean Fautrier Lausanne, Françoise Mermod, 1963 (BM Lyon, Rés.B008721)

Ponge a parlé à la gloire du végétal. Fautrier ne peut qu'être réceptif à cette invite, lui qui, oscillant des fleurs aux paysages de Port-Cros, a toujours porté en lui le souci des arbres, des branches et des herbes -- corps tendus, tordus par le vent de la vision --, aussitôt il s'anime et il souffle. C'est par double page qu'il procède, alternant d'ardentes compositions végétales qui se dégagent d'un fond (vert amande) peu accentué et les plages d'un vert plus soutenu disponibles pour accueillir (amortir et noyer) le texte. En cela (l'un et l'autre modes) il recourt à la pratique familière pour lui du buvard (ni aquarelle, ni gouache, ni tempera, au vrai de la peinture à l'huile épandue sur papier buvard) que des zincographies ont pour charge de convertir en estampes. Se libère une végétation dansante, grésillante parmi un vert aquatique, le livre dégage en effet un léger parfum de brise marine (résurgence encore de Port-Cros ?).

Pour cette édition les deux amis s'en sont remis à Françoise Mermod, mais plus encore, eux, si au fait de la fabrique du livre, ont délégué le soin de traduire leur désir d'un volume commun au poète-typographe lyonnais Robert Droguet. Celui-ci a étiré le texte de Ponge, composant des sortes de laisses à partir de simples phrases ou paragraphes, il ressort de cet effet une forte impression (visible) de musique. Quelques mots (répétés) se perdent dans les compositions à proprement parler, la partition du texte se suit au verso sur les surfaces vertes qui miroitent. Toutes les trouvailles (la page de titre accumulant « l'asparagus » est un rappel du procédé déjà utilisé dans La Femme de ma vie) ont été approuvées voire suggérées par Fautrier et Ponge. Robert Droguet a joué en l'espèce le rôle d'un révélateur (d'un double à légère distance) très comparable à celui tenu par Bettencourt dans Quatre cents hommes en croix de Michaux et par Iliazd dans Ajournement de Du Bouchet et Villon. Un dialogue Ponge/Fautrier était une attente de l'histoire, un besoin, il s'est incarné dans un volume séduisant par son économie comme révolutionnaire dans ses choix. Et surtout délicat à l'image de l'objet qu'il élit, qu'il honore. L'Asparagus est la dernière incursion de Fautrier dans le livre, c'est aussi la seule qui corresponde à la période 1956-1964, ultime moment de sa peinture, où se côtoient hautes pâtes et buvards.

L'Asparagus par Francis Ponge et Jean Fautrier Lausanne, Françoise Mermod, 1963. Deux des huit zincographie en couleurs, imprimées sur doubles pages et font les versos ont été badigeonnés à la queue de morue d'aquarelle verte (BM Lyon, rés. B008721)

Equilibriste heureux

Au livre, Fautrier aura beaucoup consenti, il l'aura investi résolument et avec ce sens de la hardiesse qui le caractérise en tout ; son apport, au plan des techniques de reproduction de l'image, de la forme du livre comme de la philosophie qu'elle suppose, aura été immense : il a initié de nouvelles manières d'être au livre. Cet enrichissement, patent dans les années 1942-1947, époque de son intense collaboration avec Georges Blaizot (Lespugue et Orénoque de Ganzo, Madame Edwarda et L'Alleluiah de Bataille, La Femme de ma vie de Frénaud, Fautrier l'enragé de Paulhan, sans compter certains essais en dehors de cette fructueuse association tel Dignes de vivre avec Éluard), est contemporain de la grande frénésie de dessins qui habite alors Fautrier. Toutefois, au-delà de ce fort moment, Fautrier ne perd jamais de vue le livre ; il est ainsi non seulement le concepteur de la couverture des Cahiers de la Pléiade mais, plus saisissant encore, le metteur en pages de la revue ; on n'oubliera pas non plus qu'il sait enrichir d'une superbe composition (un original multiple et non une lithographie comme on le croit souvent) le catalogue de la galerie Rive droite accompagnant son exposition de Nus en 1958 (le texte : Paroles à propos des nus de Fautrier de Ponge), cette manière faisant écho au dessin glissé dans l'édition de luxe du catalogue Fautrier OEuvres (1915-1943) publié par René Drouin en 1943 (le texte alors : Fautrier de Paulhan).

Colophon de L'Asparagus par Francis Ponge et Jean Fautrier Lausanne, Françoise Mermod, 1963 (BM Lyon, Rés. B008721)

Outre qu'il se devait de réaliser un volume avec Ponge, le plus gémellairement proche de lui parmi ses amis poètes, Fautrier ne pouvait s'absenter du livre trop longtemps ; L'Asparagus est le témoignage de sa dernière période comme la recherche pathétique et extrême pour L'Enfer a été celui de sa première époque. Ainsi, d'un bout à l'autre de son parcours, Fautrier aura été hanté par le livre, ce qui suffit à expliquer les perpétuelles surprises qu'en matière de livre de dialogue il a proposées. À l'égal, Ponge est un homme que le livre ravit et qui a pris sur lui de donner beaucoup de soi au livre de dialogue ; ce n'est en effet pas pour rien qu'il a tant et si bien écrit sur les peintres (L'Atelier contemporain nous en persuade assez), aussi a-t-il grande joie à s'affronter à l'autre, le proche, le voisin si amical. Avec Braque il a porté au jour, sollicitant toutes ses ressources, les Cinq sapates, avec Kermadec il a tendu Le Verre d'eau, avec Hérold il a agrippé Le Soleil placé en abîme, avec Fautrier, ce fut donc l'Asparagus. À chacun de ses tours il a été l'équilibriste heureux qui passe sur un pied du classicisme revendiqué à la novation la moins contestable. Ponge a, par la pratique, goûté la volupté des artisanats et des savoirs requis. Il a inscrit dans ses entreprises communes une grande clarté de musique, le livre de dialogue lui en est fortement redevable.